Mémorial

Sommaire

1 Le concept biblique de mémorial

1.1 Mémorial : dans l’Ancien Testament

1.2 Mémorial : dans le Nouveau Testament

2 Le mémorial eucharistique

2.1 Le mémorial et la compréhension mystérico-sacramentelle de l’eucharistie

2.2 L’eucharistie, sacrifice mémorial

2.3 Dans le mémorial nous vivons le « temps sacramentel » ou « temps racheté »

1 Le concept biblique de mémorial (cf. CHENDERLIN, 1982; NEUNHEUSER, 1992)

L’importance théologique du concept de « mémorial » trouve sa racine dans l’ordre de Jésus lors de la dernière cène, en instituant l’eucharistie : « Faites ceci en mémorial de moi » (cf. 1Co 11,24-25 ; Lc 22,19). Jésus le dit dans son contexte historique et culturel, à partir de l’horizon vétérotestamentaire et juif qui lui est propre. Il convient donc de revenir aux racines bibliques de mémorial/anámnesis/zikkaron.

« Mémorial » – et non mémoire – est la meilleure traduction du grec anámnesis qui apparaît dans les paroles de Jésus lors de la dernière cène en instituant l’eucharistie et qui exprime ce qu’il a ordonné de faire chaque fois que nous mangeons le pain et buvons le vin eucharistiés (cf. 1Co 11,24-25). Le mot grec, à son tour, traduit l’hébreu zikkaron que l’on trouve, par exemple, dans Ex 12,14, dans le récit de l’institution de la cène pascale juive.

1.1 Mémorial : dans l’Ancien Testament (cf. EISING, 1977)

La première chose à dire est que zakar (qal), mimneiskomai (« se souvenir/se rappeler »), dans la Bible, n’est pas une simple action d’une subjectivité qui s’accroche au passé. Ce n’est pas une rétrospection historique ou psychologique. On pourrait dire que « se souvenir » est un verbe performatif, il accomplit quelque chose, exprime une action avec des conséquences pour le présent et l’avenir et, par là, une action qui, depuis le passé, fait irruption dans le présent, ouvrant l’avenir. Pour prendre un cas profane, non liturgique, pensons au « souvenir » de l’échanson du Pharaon en Gn 40,14.23 et 41,9. « Se souvenir » de Joseph, c’est intervenir en sa faveur. Quand le même verbe apparaît dans le contexte religieux du culte ou de la prière, sa dimension performative se renforce, car, lorsque Dieu « se souvient », il agit de manière salvifique conformément à ses promesses. Il suffit de considérer que, sur 68 occurrences vétérotestamentaires du verbe zakar au qal (un des modes de la conjugaison verbale de l’hébreu), Dieu est le sujet du « se souvenir » et l’objet est son action en faveur de l’humanité, et quand le sujet de zakar est l’être humain, 69 fois l’objet du point de vue grammatical est Dieu ou son action salvifique. Cette mention signifie que le passé remémoré devient agissant, plein d’efficacité salvifique. Une telle perspective est confirmée par l’opposé, quand on considère un texte comme Ps 34,17 ou 9,7 : Dieu efface le souvenir de l’impie. Sa disparition, comme s’il n’avait jamais existé, est attribuée à Dieu. D’où l’on déduit que le « se souvenir » de quelqu’un, de la part de Dieu, est quelque chose qui appartient, pour ainsi dire, à l’ordre ontologique, c’est exister devant Dieu et par l’action de Dieu. « L’être humain vit, parce que Dieu se souvient de lui et celui-ci a le devoir de louer Dieu, en se souvenant de ses merveilles » (EISING, 1977, p.586). De la part de Dieu, zakar est une action créatrice en faveur de son peuple (cf. EISING, 1977, p.591). Le « se souvenir » est donc efficace, il produit un effet.

Le sujet de l’action de « se souvenir » peut être Dieu ou l’être humain, mais le complément, dans un contexte religieux, est l’alliance, l’action salvifique de Dieu, et la réponse humaine positive ou négative.

De cette manière, le groupe sémantique autour du mot « mémorial » ne doit pas être restreint à un seul côté, comme si un aspect excluait l’autre. En affirmant que le mémorial vise à rappeler à Dieu, on n’exclut pas qu’il vise aussi à rappeler à l’être humain et vice-versa.

Dans le contexte de l’alliance, le groupe de mots évoque le mode de pétition persistante et répandue, couplé à l’action de grâces, dans lequel on demande à Dieu pour le peuple […] qu’il « se souvienne de ses promesses d’alliance », une pratique qui, simultanément, souligne que les demandeurs s’en souviennent eux-mêmes (CHENDERLIN: 1982, p. 216-217, § 448).

Avec le concept de zikkaron, à l’idée de « se souvenir » s’ajoute celle de signe, et c’est pourquoi il est souvent lié à ‘ôt, signe (cf. Js 4,6.7 ; Ex 13,9 ; Nb 17,3.5 ; Ex 12,13-14). Et ce signe peut être tant pour Dieu que pour l’être humain. Et donc, avoir pour finalité de rappeler à Dieu comme de rappeler à l’être humain.

« Se souvenir » apparaît donc comme une référence au passé qui se fait dans le présent. Mais il faut aussi y ajouter son intentionnalité par rapport à l’avenir. Is 47,7 et Qo 11,8, par exemple, montrent comment l’avenir peut aussi être l’objet du « souvenir ». L’avenir peut être rappelé parce qu’il viendra, avec une certitude absolue, et aura des conséquences que l’on peut prévoir. Ou encore, parce qu’en lui s’accompliront les promesses de Dieu, déjà connues. En rendant présente cultuellement l’action salvifique passée de Dieu, on actualise la promesse de salut liée à l’événement et ainsi le salut advient déjà. Lancer à Dieu une clameur qui rappelle ses promesses éveille l’espérance : elles s’accompliront. Dire à l’être humain de se « souvenir » des actions de Dieu dans l’histoire incite à l’obéissance, à l’observance des commandements et, par conséquent, à accueillir le salut de Dieu.

L’anamnèse est ainsi un « souvenir » de l’origine qui demeure décisif pour le présent et pour l’avenir. On se souvient du passé pour interpréter le présent et rendre possible l’avenir (cf. FABRY, 1993, p. 590). Le culte d’Israël est toujours une anamnèse. Les fêtes – beaucoup d’entre elles, voire toutes – issues d’une religion de la nature sont historicisées, elles deviennent dans l’Ancien Testament une anamnèse des hauts faits de Dieu : la libération d’Égypte (Pâque), le don de la Torah (Pentecôte), le séjour du peuple dans le désert (Fête des Tentes). De cette manière, les fêtes témoignent de la présence permanente de Dieu dans l’histoire, conjuguant le souvenir du passé, la signification permanente et la perspective eschatologique. On voit ainsi qu’il ne s’agit pas d’un pur tournoiement autour de quelque chose qui est passé et ne revient plus, et qui est de plus en plus lointain, mais à l’anamnèse est propre une force actualisante qui révèle que l’action de Dieu se maintient dans le présent. Se souvenir est une médiation entre l’action de Dieu dans le passé qui, en tant que telle, reste dans le passé et ne se répète pas, et la signification permanente de cette même action qui a ses racines et ses origines dans ce passé que l’on évoque dans l’anamnèse et qui est médiatisée pour aujourd’hui à travers une célébration ou un geste liturgique déterminé, comme la réalisation de la cène pascale chaque année.

1.2 Mémorial : dans le Nouveau Testament (cf. MICHEL, 1942)

La complexité des termes mémorial/anámnesis/zikkaron, se souvenir/zakar/mimimneiskomai reste présente dans le Nouveau Testament. « La parole de Jésus montre sa force en demeurant vivante dans le souvenir des disciples » (MICHEL 1942, p. 681). Pierre se souvient de la prophétie de Jésus sur son reniement et, pour cela, pleure amèrement (cf. Mc 14,72 ; Mt 26, 75 ; Lc 22,61-62). Mais c’est surtout après la résurrection que se manifeste l’efficacité du « souvenir » des disciples (cf. Lc 24,6.8). L’Évangile de Jean insiste sur cet aspect comme source de foi et de connaissance (cf. Jn 2,22 et 12,16). « Se souvenir » est une véritable connaissance, car elle résulte de l’action de l’Esprit (cf. Jn 14,26). « L’Esprit Saint confirme, consolide, éclaire l’œuvre de Jésus et apporte ainsi avec lui un souvenir définitif, conclusif » (MICHEL 1942, p.681). La Tradition, au sens théologique fort du terme, est ce « souvenir » qui se produit par l’action de l’Esprit Saint dans la transmission de la Parole, dans la conformation chrétienne de l’existence à travers l’amour du prochain (cf. He 13,3), dans la célébration de la liturgie. Il ne s’agit pas d’un souvenir historisant, ni intellectualiste, ni doctrinaire, mais d’une vivification par la Parole dans une expérience célébrée dans la liturgie sous l’action de l’Esprit du Christ. Cette affirmation de l’Esprit Saint comme source et gage du réalisme salvifique qui s’y opère est fondamentale pour la compréhension du mémorial/anámnesis/zikkaron au sens néotestamentaire.

Grâce à l’action de l’Esprit Saint, le mémorial est efficace ; il ne court pas le risque d’être la nuda commemoratio que le Concile de Trente a exclue comme explicitation de ce qui se passe dans l’eucharistie (cf. DH n. 1753). L’Esprit du Christ agissant, on peut reconnaître l’efficacité du mémorial. Il est capable de rendre pérenne le sacrifice du Christ et de nous faire participer à son mystère salvifique.

En ce qui concerne la temporalité du mémorial, le Nouveau Testament ajoute un aspect nouveau et essentiel. Les promesses de Dieu se sont accomplies définitivement en Jésus-Christ (il est le « oui » de Dieu, cf. 2Co 1,20), les temps eschatologiques sont arrivés (cf. He 1,1), l’avenir devient présent, parce que dans la résurrection de Jésus les disciples ont palpé de leurs mains (cf. 1Jn 1,1) l’avenir qui nous est destiné. La mémoire est ainsi aussi « mémoire du futur ».

C’est en gardant à l’esprit toute cette richesse sémantique du terme biblique mémorial/anámnesis/zikkaron qu’il faut comprendre l’ordre par lequel Jésus a établi l’itération du rite qu’il a créé lors de la dernière cène. L’interprétation de l’ordre d’itération comme « Faites ceci pour garder vivant mon souvenir » rétrécit et même dénature le sens de « mémorial ». Premièrement, parce qu’elle comprend « mémoire » au sens psychologique et intimiste. Si l’on ne répète pas toujours ce que Jésus a fait, il tombera dans l’oubli. Le maintien vivant du souvenir du Seigneur et de son action salvifique dépendrait de l’action humaine. Dans ce cas, le mémorial serait une simple action humaine et la présentification du mystère pascal et notre participation au salut qui nous a été donné par le Christ dépendraient de notre initiative. Nous ne faisons pas le mémorial « pour garder vivant » le souvenir de Jésus, mais c’est Dieu lui-même qui nous convoque (en tant qu’ekklesia) pour célébrer le mémorial et nous amène ainsi à « garder vivant » le souvenir de Jésus.

En d’autres termes : le mémorial est un don. Le mémorial est l’action de l’Esprit Saint en sacrement, en mystère, en ressemblance, selon la dynamique propre de l’action sacramentelle (cf. GIRAUDO, 2003, p. 509-512). C’est d’abord l’action de Dieu qui nous convoque (ek-klesía) pour que, dans la force de l’Esprit Saint, nous réalisions le signe (ôt) qui est le mémorial (zikkaron) du mystère du Christ. Le signe est le geste de prendre le pain et le vin selon l’ordre de Jésus. Il devient mémorial lorsque nous prononçons sur les offrandes l’action de grâce pour l’œuvre salvifique accomplie par le Christ. Le mémorial est pure grâce, parce qu’il est obéissance à l’ordre du Seigneur. C’est le Christ qui agit dans l’Esprit Saint pour nous rendre « contemporains » du Calvaire et du sépulcre du Ressuscité, en communiant au pain qui fait de nous le corps du Christ à livrer pour les autres.

Le concept de mémorial/anámnesis/zikkaron ne correspond donc pas à l’usage courant du vocabulaire de « souvenir, mémoire » qui dénote le subjectivisme. À une heure de nostalgie, je tourne mes pensées vers le passé et je « me souviens » des moments joyeux ou des passages douloureux de la vie. Le passé reste le passé, le présent est nourri par un souvenir qui éveille certains sentiments et la vie continue. C’est de la pure nostalgie. Dans le contexte biblique, liturgique, théologique, le mémorial est bien plus ; c’est une institution établie par Dieu qui nous ramène au passé, donne un sens au présent et nous ouvre à l’avenir.

2 Le mémorial eucharistique

Les racines bibliques et juives de « mémorial » et son usage dans le contexte de l’institution de la cène pascale juive (cf. Ex 12,14) éclairent l’eucharistie comme la Pâque chrétienne, puisqu’elle est obéissance à l’ordre d’itération donné par le Seigneur lors de la dernière cène que les Évangiles synoptiques identifient comme une cène pascale (cf. GIRAUDO, 2003, p. 127-143. GIRAUDO, 1989, p. 162-186).

2.1 Le mémorial et la compréhension mystérico-sacramentelle de l’eucharistie

La compréhension juive du mémorial pascal devient très claire à partir du dit attribué par la tradition talmudique au Rabbi Gamaliel, qui serait soit le propre maître de Paul dans le judaïsme (cf. Ac 22,3), soit son petit-fils homonyme. Il résume de manière lapidaire ce que tout juif pieux vivait en mangeant annuellement l’agneau pascal, les pains sans levain et les herbes amères (cf. GIRAUDO, 2003, p. 112-115 ; GIRAUDO, 1989, p. 143-146) :

À chaque génération, chacun est tenu de se considérer comme étant lui-même sorti d’Égypte, comme il a été dit : « Et tu annonceras à ton fils en ce jour-là, en disant : C’est à cause de ceci que le Seigneur a agi pour moi [ce qu’il a fait], quand je suis sorti d’Égypte » [Ex 13,8]. Non seulement nos pères le Saint – béni soit-Il ! – a rachetés, mais aussi nous, il nous a rachetés avec eux, comme il est dit : « Et il nous a fait sortir de là, pour nous faire venir et nous donner le pays qu’il avait juré à nos pères » [Dt 6,23]. (GIRAUDO, 2003, 112s ; gras de ma part, italique de l’auteur)

D’abord, observons ce qui est en italique, à savoir : des expressions qui incluent dans l’événement fondateur – la libération d’Égypte – celui qui célèbre maintenant la Pâque. Ce ne sont pas seulement eux, nos pères, mais nous aujourd’hui qui sommes sortis d’Égypte, nous, le Très-Haut nous a rachetés. Cette perspective est confirmée par un autre moment du rituel de la Pâque : l’allégorie des quatre fils. Le deuxième fils, qualifié de méchant, ne s’inclut pas dans le salut opéré lors de la libération d’Égypte et donc pas non plus dans la communauté d’Israël, niant par conséquent ses racines (cf. GIRAUDO, 1989, p. 137 ; GIRAUDO, 2003, p. 107).

Il est si fondamental de se savoir inclus dans la célébration de l’intervention historique et irrépétible de YHWH que ne pas le faire exclut de l’effet salvifique propre à l’action divine. Il s’agit donc d’une compréhension mystérico-sacramentelle de la cène pascale, où est en jeu la notion de mémoire sacramentelle. C’est le premier point qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre l’eucharistie comme mémorial.

Un deuxième point à observer dans la clause de Gamaliel est ce qui est en gras. Il s’agit de l’interprétation d’Ex 13,8. « C’est à cause de ceci ». On peut se demander « ceci » quoi ? Dans le cas de la Pâque juive : de l’agneau, de l’azyme et des herbes amères (cf. Ex 12,1-14). C’est-à-dire : les éléments essentiels qui ne peuvent manquer à la cène pascale juive sont les signes sacramentels qui rapportent figurativement les participants de la cène à l’événement pascal du passage de la mer Rouge (cf. Ex 14,15-31), événement unique et irrépétible. Les convives d’aujourd’hui deviennent présents en mystère à l’événement fondateur, ils sont transportés par ces signes au passage de la Mer qui, comme tout événement historique, ne peut plus se répéter. La Pâque d’aujourd’hui est la même Pâque des pères. Sous l’aspect salvifique, sur le plan mystérico-sacramentel, il n’y a pas de différence entre l’agneau, l’azyme et l’herbe amère de cette dernière cène d’Égypte et les mêmes éléments de la Pâque actuelle. Et « c’est à cause de ceci » (de l’agneau, de l’azyme, de l’herbe amère) que le Seigneur nous a rachetés.

Cette perspective de la cène pascale juive éclaire le sens de l’eucharistie. Avec la même intention d’instituer un zikkaron/mémorial/anámnesis, Jésus a rompu le pain et distribué la coupe. La perspective mystérico-sacramentelle héritée du judaïsme permet de comprendre la portée du geste de Jésus. En plagiant l’admonestation de Gamaliel, il convient de dire :

De génération en génération, chacun de nous est obligé de se voir lui-même – avec les yeux pénétrants de la foi – comme ayant été là au Calvaire le premier Vendredi saint et devant le tombeau vide le matin de la résurrection. Car non seulement nos pères y étaient ; mais aussi nous tous, réunis aujourd’hui ici pour célébrer l’eucharistie, nous y étions avec eux, sur le point de mourir dans la mort du Christ et de ressuscir dans sa résurrection (GIRAUDO, 2003, p. 90 ; GIRAUDO, 1989, p. 116).

Dans les signes du pain et du vin laissés par Jésus, nous devenons aujourd’hui salvifiquement contemporains de l’événement rédempteur de la mort et de la résurrection du Seigneur. En mystère ou en sacrement, nous participons à l’événement historique unique et irrépétible qui a apporté la rédemption pour nous. Par ce pain et ce vin sur lesquels a été prononcée l’action de grâce du mémorial et pour lesquels a été suppliée la venue de l’Esprit Saint, nous sommes réellement transportés – dans la foi – à l’événement fondateur et nous y participons. « C’est à cause de ceci » (du signe du pain et du vin sur lesquels a été prononcé le mémorial d’action de grâce) que nous sommes rachetés (cf. JEAN-PAUL II, 2003, n. 4 ; GIRAUDO, 2008, p. 51).

La transposition de la mystagogie juive à l’eucharistie permet de mieux saisir le réalisme de l’eucharistie : par le mémorial du don du Seigneur sous les signes du pain et du vin, nous nous approprions la rédemption dans le Christ et il devient présent, comme le véritable Agneau qui enlève le péché du monde. Nous aussi, nous pouvons dire : ce pain que nous rompons maintenant, est celui que Jésus a rompu en signifiant prophétiquement son corps livré pour nous ; ce vin qui est maintenant ici dans la coupe est ce vin que Jésus a bu à la dernière cène, annonçant prophétiquement son sang versé (cf. GIRAUDO, 1989, p. 221-222. GIRAUDO, 2003, p. 168-169).

2.2 L’eucharistie, sacrifice mémorial

À partir du réalisme salvifique du mémorial, on peut reconnaître l’eucharistie comme un sacrifice. Sur ce point, la première chose à faire est de souligner que le caractère sacrificiel de l’eucharistie n’occulte pas l’unicité du sacrifice du Christ. Il est le prêtre unique de la nouvelle et éternelle alliance ; son sacrifice est également unique, car il n’est pas rituel, mais historique, existentiel, et, comme tout fait historique, irrépétible. Pour l’exprimer, cependant, l’auteur de l’Épître aux Hébreux a recours à un vocabulaire cultuel, rituel et sacerdotal, mais il le transforme intrinsèquement, en l’appliquant à la réalité profane de l’existence historique de Jésus. La référence constante au culte lévitique sert à s’en distancier et à le montrer comme dépassé par le culte historique accompli par Jésus, qui culmine dans sa mort sur la croix. En tant qu’événement historique, avec toutes les horreurs des tortures auxquelles sont soumises les personnes condamnées comme des malfaiteurs, le sacrifice du Christ est absolument irrépétible, il a eu lieu une fois pour toutes (cf. He 9,12 et 26) et, par là, a aboli tous les sacrifices. Ainsi, le Christ est la fin du sacerdoce et des sacrifices, comme il l’est de la Loi (cf. Rm 10,4). Fin signifie à la fois « terme » et « but ». En ce sens, le Christ est la fin et l’accomplissement de tout sacerdoce, et sa vie, culminant dans la croix et la résurrection, est la fin et l’accomplissement de tout sacrifice. Dans cette condition, d’autres sacrifices deviennent inutiles, car par sa vie, il a réalisé définitivement, eschatologiquement, la prétention de tout acte sacrificiel : nous présenter à Dieu et être accueillis avec un regard bienveillant.

À partir de cette affirmation irréductible de l’unicité du sacerdoce et du sacrifice du Christ, s’éclaire le sens de l’eucharistie et de son caractère sacrificiel. L’eucharistie n’est pas le pendant néotestamentaire des sacrifices du temple. Dans le temple de Jérusalem (et dans les sacrifices de toutes les religions), chaque sacrifice est un nouvel acte sacrificiel, distinct du précédent, de sorte qu’ils peuvent être numérotés, et trente sacrifices valent plus que dix. L’eucharistie, au contraire, est tout le Calvaire et rien de plus que le Calvaire. Et rien ne lui est ajouté.

Pour comprendre comment, malgré l’unicité et la suffisance du sacrifice du Christ, l’eucharistie peut être et est un « sacrifice <au sens> vrai et propre » (DH n. 1751), le concept de mémorial vient à notre aide. Il permet de voir l’eucharistie comme totalement relationnelle au sacrifice de la croix. C’est un sacrifice parce que c’est un mémorial ; c’est un sacrifice parce que c’est le sacrement de l’unique sacrifice (cf. AVERBECK, 1967).

2.3 Dans le mémorial nous vivons le « temps sacramentel » ou « temps racheté » (PAMPALONI, 2008, p. 87-103)

Si le mémorial nous rend contemporains de l’action historique qu’est la mort de Jésus et sa manifestation aux disciples en tant que Ressuscité, on peut l’expliquer en distinguant entre le « temps physique » et le « temps sacramentel ». Répondant à la question de Calvin qui niait la présence du Christ dans le pain eucharistique, parce qu’étant au ciel, à la droite du Père, il ne pouvait être en même temps sur terre sous les espèces du pain et du vin, le Concile de Trente fait une distinction importante entre l’« espace physique » et l’« espace sacramentel », en déclarant qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux (cf. GIRAUDO, 2003, p.540). La présence du Christ au ciel, à la droite du Père, n’empêche pas qu’il soit présent pour nous sacramentellement dans sa substance, en de nombreux autres lieux, « selon un mode d’existence que, bien que nous puissions à peine l’exprimer par des mots, nous pouvons reconnaître par la pensée éclairée par la foi comme possible pour Dieu et auquel nous devons croire fermement » (DH n. 1636).

En d’autres termes : il n’y a pas de contradiction entre la présence physique – qui, par définition, est unique – et la présence sacramentelle, multiple, dans toutes les eucharisties qui sont célébrées sur la face de la terre. De même, il doit être possible d’affirmer qu’il n’y a pas de contradiction entre le temps physique où s’est réalisé le sacrifice du Calvaire et sa perpétuation dans chaque « aujourd’hui » des célébrations eucharistiques. Le concept de « temps sacramentel » est très heureux car il évoque que c’est en sacrement, en mystère, que, par les paroles du Christ et l’invocation de l’Esprit Saint (cf. CATÉCHISME DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE, 2003, n. 1333 ; TABORDA, 2015, p. 287-309), nous devenons ici et maintenant contemporains de l’événement du Calvaire et de l’expérience faite par les femmes le matin du dimanche près du tombeau du Ressuscité.

Massimo Pampaloni suggère que nous comprenions le « temps sacramentel » comme une irruption de Dieu dans le temps chronologique, qualifiant ce dernier de « temps racheté » (PAMPALONI, 2004, p. 98-100 ; TABORDA, 2015, p. 79-84). Dans la liturgie, nous vivons immergés dans l’anticipation sacramentelle du temps racheté qui est le « temps » que nous expérimenterons dans la communion définitive et eschatologique avec Dieu. Le temps liturgique est donc un temps racheté qui ne vit pas la fragmentation de l’ici-et-non-là, du maintenant-et-non-après. La liturgie n’est pas une répétition du passé ; mais, en nous transportant par la foi et par les signes sacramentels à l’événement fondateur, elle est, chaque fois qu’elle est célébrée, un pas de plus dans notre cheminement vers la définitivité de l’union pleine avec le Seigneur dans le corps ecclésial eschatologique.

Notre contemporanéité avec le passé et l’avenir est possible grâce à la résurrection du Christ, car, étant monté aux cieux, en lui cette jonction se réalise déjà. Nous pourrions l’illustrer à travers deux perspectives bibliques que l’on trouve respectivement dans l’Épître aux Hébreux et dans l’Apocalypse.

Dans l’Apocalypse, le voyant voit l’Agneau qui est au centre du trône, debout et comme immolé (cf. Ap 5,6). L’Agneau est le Ressuscité dans la gloire du Père. Il est debout, comme un triomphateur, comme quelqu’un qui possède une dignité spéciale et peut se tenir debout devant Dieu (cf. Ac 7,55). Mais il est « comme immolé », parce que le Ressuscité est le Crucifié et Jésus est dans la gloire du Père avec toute son histoire qui culmine et se résume dans sa mort. Nous – chacun de nous – sommes ce que nous devenons au cours de notre histoire. Personne ne naît tout fait ; nous nous faisons jour après jour, à travers nos décisions face aux combats que nous subissons, devant les circonstances dans lesquelles se déroule notre existence, le décor dans lequel nous vivons. Nous nous faisons nous-mêmes chaque jour, et ce n’est qu’au moment de la mort que nous pouvons dire qui nous sommes véritablement, car ce n’est qu’alors que nous entrons dans la définitivité. C’est pourquoi Jésus, étant vrai homme, est auprès du Père avec son histoire, sa vie de don jusqu’à la croix.

Dans l’Épître aux Hébreux, le Christ est présenté comme le vrai prêtre qui surpasse et accomplit le sacerdoce lévitique. Le point de départ est la liturgie du Jour du Pardon (Yom Kippour), le grand jour de l’expiation, la plus grande fête du temple de Jérusalem (cf. Lv 16,3-34). En ce jour unique de l’année, le Grand Prêtre (et lui seul), pour offrir à Dieu le sang des victimes, traversait le voile qui séparait du regard profane la partie la plus sacrée du temple, le Saint des Saints. Mais, pour pouvoir accéder à la présence du Très-Haut, il devait se purifier de ses propres péchés par le sacrifice de jeunes taureaux et de boucs.

L’auteur de l’Épître aux Hébreux voit dans cette liturgie du temple une « ombre des biens à venir » (He 10,1). Le vrai prêtre est le Christ qui est entré une fois pour toutes dans le vrai Saint des Saints, le ciel, sans avoir besoin de se purifier au préalable, parce qu’il a été fait semblable à nous en toutes choses, excepté le péché (cf. He 4,15). Et il n’est pas entré par un acte rituel, mais par un acte historique, sa mort en tant que condamné, mis hors du lieu sacré et même de la Cité Sainte, ayant à porter sur lui l’ignominie de la croix (cf. He 13,12-13). Son sacrifice est lui-même, sa vie, son histoire. C’est pour cette raison même qu’il surpasse tout culte ancien et qu’il est là, auprès du Père, à intercéder pour nous à jamais (cf. He 7,25), présentant au Père sa vie depuis son entrée dans le monde (cf. He 10,5-7) jusqu’à sa mort sur la croix (cf. He 13,12). Il est, comme le dit la liturgie, « à la fois prêtre, autel et agneau » (MISSEL ROMAIN, Préface de Pâques V).

Au vu de ces deux perspectives bibliques de l’Apocalypse et de l’Épître aux Hébreux, certains ont postulé l’admission d’un « sacrifice céleste » (LEPIN, 1926, p. 737-758). L’histoire de chacun est ce qui l’identifie en tant que personne (c’est le « corps » de la personne). Or, dans la plénitude eschatologique, nous ne perdons pas notre identité ; au contraire, nous l’affirmons, car là aussi nous « porterons » – pour le meilleur et pour le pire – notre propre histoire, qui est l’histoire de notre liberté. Il en va de même pour le Christ glorieux, de sorte que le « sacrifice céleste » n’est pas un « autre sacrifice », auquel se référerait l’eucharistie, mais le même sacrifice du Calvaire pérennisé dans la gloire comme « sacrifice céleste » qui sert de médiation pour que, en célébrant l’eucharistie, nous devenions contemporains du sacrifice de la croix perpétué par l’existence du Christ dans l’éternité, le vainqueur de la mort qui porte dans son corps les plaies du Crucifié (cf. Jn 20,20 et 27).

En somme : le mémorial eucharistique rend le Christ présent et, avec lui, sa vie, sa mort, sa résurrection, sa manifestation dans l’Esprit, sa parousie, parce que dans son mystère pascal, le Christ rachète le temps. Par le mémorial, sous l’action de l’Esprit Saint (épiclèse), nous participons à ce « temps racheté » et, par là, le Christ devient présent à nous et en nous, nous transformant, par la communion, en son corps ecclésial. C’est pourquoi, dans la prière eucharistique, après avoir loué le Père, en rappelant (= mémorial) ce qu’il a fait pour nous en son Fils Jésus et en vue de lui, nous supplions qu’il envoie l’Esprit avec la double finalité : transformer les dons du pain et du vin en le corps et le sang du Christ, afin que, en communiant, nous puissions être transformés en le corps ecclésial (cf. GIRAUDO, 2003, p. 306-318 ; GIRAUDO, 1989, p. 436-439).

Francisco Taborda SJ – Faculté Jésuite de Philosophie et Théologie. Texte original en portugais. Posté en décembre 2020.

Références

AVERBECK, W. Der Opfercharakter des Abendmahls in der neueren evangelischen Theologie. Paderborn: Bonifatius-Druckerei, 1967.

CATECISMO DA IGREJA CATÓLICA. São Paulo; Petrópolis: Loyola, Paulinas, Ave-Maria, Paulus, Vozes, 1999 (reimpressão: junho de 2003).

CHENDERLIN, F. “Do This as My Memorial”.  The Semantic and Conceptual Background and Value of ‘anamnesis’ in 1 Corinthians 11:24-25. Rome: Biblical Institute Press, 1982.

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