Sommaire
1 Signification historique du « Christianisme Médiéval »
2 Délimitation de la chrétienté latine (Ve-Xe siècles)
2.1 L’Ecclesia et la nouvelle situation de l’Occident
2.2 Le rôle du monachisme
2.3 La chrétienté carolingienne
3 Délimitation de la chrétienté papale (XIe-XVe siècles)
3.1 La signification historique de l’affirmation de la papauté
3.2 L’avancée du pouvoir papal
3.3 Les universités et la scolastique médiévale
3.4 Le christianisme et la discipline de la société
3.4.1 Les croisades
3.4.2 Le tribunal de l’inquisition
4 Références bibliographiques
1 Signification historique du « Christianisme Médiéval »
Aucun événement ou caractéristique particulière ne nous autorise à qualifier de médiéval, c’est-à-dire « par opposition ou dépassement » de l’Antiquité, le christianisme qui s’est développé en Occident après la déposition de l’empereur romain Romulus Augustule en 476. D’un point de vue politique, les Églises d’Occident ont maintenu, dès lors, la même tradition orientale d’être protégées et, d’une certaine manière, gouvernées par l’autorité impériale romaine et, en son absence, par les monarques romano-germaniques, faisant ainsi résonner historiquement le modèle social de la chrétienté (christianitas) défini après le fameux « tournant constantinien » de 313. D’un point de vue théologique, les débats autour des natures du Christ et de sa volonté, de la place et de l’action du Saint-Esprit dans la Trinité et dans l’histoire ont continué à peupler l’esprit des évêques orientaux et occidentaux, et à inquiéter les gouverneurs de l’Empire qui ont poursuivi la coutume de convoquer des conciles œcuméniques et régionaux pour chercher la paix et le consensus entre les nombreuses théologies de l’Église. Cela n’empêche pas que des changements profonds aient marqué l’avenir de cette histoire, comme par exemple l’éloignement progressif sur les plans culturel, théologique et disciplinaire entre les Églises orientales et occidentales (entre les Ve et XIe siècles), l’émergence d’Églises nationales avec la formation des royaumes barbares (Ve-VIe siècles), l’ascension de la papauté comme centre de gouvernement ecclésial prêt à occuper le plus haut sommet de l’autorité dans l’Ecclesia (Ve-XIe siècles), et l’intensification des systèmes de persécution des déviances dogmatiques et morales, qui ont peu à peu pris des caractéristiques de plus en plus sociales et politiques (VIIIe-XIVe siècles), s’arrogeant une signification historique de premier ordre en Occident latin.
2 Délimitation de la chrétienté latine (Ve-Xe siècles)
2.1 L’Ecclesia et la nouvelle situation de l’Occident
Le monde romain, au Ve siècle, a connu un tournant majeur de son histoire, avec des conséquences considérables pour l’histoire du christianisme : des populations étrangères, que les Romains appelaient barbares (Goths, Burgondes, Suèves et Vandales), se sont installées définitivement dans les régions occidentales de l’empire (GEARY, 2005). Ces populations n’étaient probablement pas chrétiennes avant d’entrer sur le territoire romain, et leur processus de christianisation est assez vaste et complexe, marqué, grosso modo, par une adoption collective du christianisme qui s’est produite dans le cadre de l’instauration des royaumes dits fédérés (ou romano-germaniques), c’est-à-dire des substituts de l’autorité romaine dans les provinces occidentales (DUMÉZIL, 2005, p.143-64) ; il s’agissait donc d’un acte politique pris sur décision des dirigeants barbares et extensible aux populations qui reconnaissaient leur autorité (WICKHAM, 2013, p.118-9). Alors que les citoyens de l’empire, en Occident, professaient la foi défendue par les conciles de Nicée (325), Constantinople (381), Éphèse (431) et Chalcédoine (451), les populations barbares ont adopté un autre type de christianisme, défini lors des conciles régionaux de Séleucie et de Rimini en 359, dont la doctrine fut péjorativement qualifiée d’« arienne » car, selon ses détracteurs, elle continuait de défendre la subordination du Christ par rapport au Père, une prémisse défendue par Arius d’Alexandrie et rejetée par le Concile de Nicée. Cependant, pour les barbares, la question n’était pas le dogme, mais la construction d’une identité collective pour des groupes multiethniques, comme les Goths et les Vandales, qui ont trouvé dans le christianisme un moyen de s’affirmer en tant que communauté distincte des Romains.
Ainsi, tandis que l’épiscopat latin (nicéen) voyait les barbares comme des « ariens », c’est-à-dire des hérétiques, les barbares voyaient les chrétiens nicéens (latins) comme des Romains : deux postures, deux types d’Église (FRIGHETTO, 2010, p.114-30). Les royaumes romano-germaniques installés en Occident possédaient une hiérarchie ecclésiastique particulière qui formait des Églises propres, nationales, qui s’identifiaient aux populations barbares et étaient défendues par elles comme une marque de leur identité communautaire. À l’exception des Vandales en Afrique du Nord, les chrétiens dits ariens n’avaient pas l’habitude de s’opposer ou d’intimider les chrétiens nicéens, avec qui ils cohabitaient dans les mêmes villes ; ils ne destituaient pas les évêques nicéens, ne confisquaient pas leurs biens et ne prétendaient nullement convertir les Latins, une attitude très pratiquée par ces derniers. L’épiscopat latin (nicéen) chercha principalement à influencer les mécanismes de gouvernement de ces rois qui, bien que non nicéens, entendaient adopter la tradition politique romaine et, par conséquent, virent dans l’épiscopat latin un important vecteur de romanisation. Une telle demande suscita une alliance entre le gouvernement et la foi, mais avec des caractéristiques bien différentes de l’alliance du temps de Théodose Ier (380). En Orient, le chef visible de l’Église était l’empereur, mais en Occident, sans autorité impériale depuis 476, ce poste devint vacant, car les rois, n’étant pas de foi nicéenne, étaient légalement hérétiques et, en ce sens, ne pouvaient être considérés par les évêques dans la même condition que les empereurs. Ainsi, l’épiscopat catholique latin se donna pour mission d’évangéliser les rois et de leur enseigner à gouverner. Et, parmi tous les évêques, celui de Rome assuma une position de premier plan.
Le fait qu’il n’y ait en Occident qu’un seul siège apostolique, celui de Rome, a élevé l’autorité de son évêque à une position unique parmi les évêques des diverses Églises qui, bien que latines, ne se reconnaissaient pas encore comme dépendantes d’une tradition romano-papale, comme c’est le cas de l’Église ibérique ou de l’Église nord-africaine. La situation était quelque peu différente dans les Gaules, où, par la force politique, l’empereur Valentinien III, en 444, avait lié l’Église gallicane à l’Église de Rome, obligeant ses évêques à obéir à toutes les lois canoniques sanctionnées par le pape, à accepter les avertissements qu’il pourrait proférer, et pouvant même être punis politiquement si le pape les dénonçait au gouverneur de la province.
En 595, lorsque le pape Grégoire le Grand envoya quarante moines romains dans le royaume de Kent (au sud de l’Angleterre actuelle), encore païen, avec pour mission de convertir le roi Æthelberht et de fonder l’Église dans le royaume (597), il lia juridiquement cette Église, dirigée par Augustin de Cantorbéry, son ancien collaborateur à Rome, à l’autorité papale. La marque de cette dépendance, inédite dans l’histoire de l’Église, fut évidente dans le rite de la concession papale du pallium pastoral à l’évêque primat de Cantorbéry. Or, ce geste allait être répété avec un autre moine-évêque missionnaire, Boniface (673-754), qui, sous les ordres d’un autre pape nommé Grégoire (Grégoire II, pape de 715 à 731), prit à cœur l’évangélisation des régions germaniques de la Saxe, de la Hesse et de la Bavière : une évangélisation mouvementée, violente et imposée qui porta à son paroxysme la tendance des royaumes barbares à se convertir en même temps que leurs rois (BROWN, 1999, p.273). La remise du pallium, qui marquait l’extension de l’autorité papale sur les Églises de mission, devint ensuite obligatoire pour tous les évêques métropolitains.
2.2 Le rôle du monachisme
Les moines et leurs monastères sont devenus les principaux vecteurs de l’évangélisation de l’Occident car ils ont su adapter le christianisme aux régions non romanisées. Premièrement, il faut garder à l’esprit que l’implantation primitive des communautés chrétiennes a toujours dépendu du système administratif romain des civitates (cités) : un tel présupposé était assez difficile à trouver dans les zones non romanisées ou dans les régions du nord de l’Europe, où les cités n’existaient pas ou étaient très rares. Alors qu’il fallait une cité pour qu’il y ait un évêque, les monastères pouvaient être construits dans des régions isolées, avec ou sans population préalable, avec ou sans système politique défini, propriétés et hiérarchies ecclésiastiques. En ce sens, les monastères ont toujours été plus plastiques, plus adaptables aux environnements les plus divers, étant donné que le monachisme, considéré en soi, n’est pas une institution mais un mode de vie. De plus, dans une région à forte prédominance de communautés rurales de petite taille ou face à l’existence d’un système clanique ou tribal, comme c’était le cas en Irlande au Ve siècle (DUMÉZIL, 2006, p.58), les monastères s’adaptaient à toutes sortes d’environnements et, dans chacun d’eux, implantaient des Églises, offraient les sacrements et la prédication, reproduisant ainsi ce que seule l’ecclesia mater de l’évêque, présente dans une cité, était auparavant capable d’offrir.
Rappelons également que le monachisme d’Occident, inspiré du modèle oriental, concevait son mode de vie à partir d’une profonde ascèse qui se traduisait souvent par l’affrontement concret des dangers et des défis que les régions les plus inhospitalières et les populations non encore christianisées avaient à offrir. Nous ne pouvons pas interpréter la fuga mundi, l’un des grands thèmes de la vie monastique, comme un désintérêt pour le monde en tant que champ d’action de la vie spirituelle. Les monastères n’ont jamais été fermés à la société environnante et, à partir de l’expérience cénobitique proposée par la Règle de saint Benoît de Nursie (480-543), ils se sont toujours présentés comme des écoles du service du Seigneur, tant pour le vocationnel qui arrivait que pour les habitants des alentours.
Tandis que l’Église épiscopale, implantée uniquement dans les cités, constituait un espace public de culte, les monastères pouvaient être construits par des particuliers sur des propriétés privées, ce qui, d’une part, ouvrait la possibilité d’avoir autant de monastères que de bienfaiteurs et, d’autre part, associait le monastère au patrimoine d’une famille qui cherchait, par sa construction, à se lier à un capital spirituel inépuisable, à assurer l’existence d’un lieu de mémoire pour sa parenté qui y était ensevelie, ainsi qu’à trouver un avenir pour les fils et les filles qui n’avaient pas réussi de bons mariages : le monastère reproduisait le statut aristocratique de la famille (LE JAN, 2006, p.56-82). La Règle de Benoît, par exemple, valorisait la pratique du don d’enfants aux monastères (les oblats), accompagnée du don monétaire ou patrimonial qui assurait leur éducation, ce qui a fait des abbayes de véritables maisons aristocratiques. Ainsi, le cénobitisme d’observance bénédictine correspondait bien aux caractéristiques nobiliaires des sociétés romano-barbares qui se sont développées en Occident entre les Ve et VIIIe siècles, ce qui constitue une explication importante du succès de la vie monastique occidentale dans le processus de christianisation, dans la mesure où l’avancée de l’Évangile a été interprétée comme l’avancée simultanée des structures sociopolitiques des royaumes romano-germaniques.
Dans les régions germaniques qui n’avaient pas connu la romanisation et l’urbanisation, les communautés chrétiennes qui y furent fondées à partir du VIIe siècle dépendirent exclusivement de l’action de moines, comme saint Boniface, qui, en construisant des monastères comme base première du début de l’évangélisation, donnèrent naissance à de véritables cités, cette fois construites exclusivement sur la tradition chrétienne et selon un présupposé chrétien. Cela s’explique par le fait que les monastères de matrice bénédictine s’organisent comme des noyaux autonomes de production de biens, miniaturisant et adaptant le système urbain aux limites du cloître et à ses environs, d’où leur importance dans la reproduction des systèmes sociopolitiques de l’Occident chrétien.
Comme nous l’avons vu, Boniface était investi de l’autorité missionnaire conférée par le pape de Rome, et était militairement protégé par les armes du royaume franc. Or, c’est la communion d’intérêts entre les moines missionnaires de saint Boniface, le Siège papal et le pouvoir carolingien qui a donné sa vigueur au modèle de la chrétienté latine, avec son centre spirituel à Rome et son centre politique en Gaule. Bien que l’action des Carolingiens, qui ont instauré un empire chrétien en Occident sous la bénédiction des successeurs de saint Pierre, ait englobé une réforme sociale par une réforme complète du clergé, ils ont bénéficié du soutien sans faille des moines, telle une phalange héroïque de contemplatifs-missionnaires qui, dans le cas de l’évangélisation de la Frise (actuels Pays-Bas), ont ravivé l’ancien esprit de martyre des origines. Entre les VIIe et IXe siècles, les monastères furent, de fait, les centres intellectuels de la chrétienté latine, car les Carolingiens, y compris leurs idéologues, comprenaient que l’empire chrétien n’était pas seulement un empire des armes, mais de la parole et, surtout, de la Parole, au sens évangélique.
Les monastères devinrent des ateliers de manuscrits, de grammaire, d’art, de pensée : c’est là qu’étudiaient les fonctionnaires de la bureaucratie impériale qui, plus tard, fonderaient les écoles cathédrales (IXe s.) et, à l’avenir, les facultés qui donnèrent naissance au système universitaire occidental (XIIe s.). Cela ne signifiait pas que les moines se soient approprié la culture écrite, patrimoine universel, et aient empêché les laïcs de s’en approcher ; au contraire, la culture romano-barbare, propre à la période carolingienne, segmentait la société en catégories quasi professionnelles, réservant aux contemplatifs le métier des lettres, aux aristocrates laïcs, le métier des armes, et aux non-aristocrates, les autres travaux manuels. Ainsi, nous devons aux monastères une grande partie de toute la culture chrétienne de l’Occident, y compris l’art, la philosophie et la pensée politique.
2.3 La chrétienté carolingienne
La dynastie carolingienne doit son nom à Charles Martel (686-741), grand-père de Charlemagne (747?-814) et père de Pépin III (715-768) : Charles est à l’origine de la famille aristocratique qui a promu un coup d’État (WICKHAM, 2013, p.472) dans le royaume franc en 751, déposant le roi mérovingien Childéric III. Ce coup d’État a reçu l’aval et la connivence de l’évêque de Rome, le pape Zacharie (741-752), et de ses successeurs immédiats qui, un par un, ont approuvé et doté de privilèges la nouvelle famille régnante : les papes ont accordé aux Carolingiens le titre de rois, les ont oints, les ont couronnés, les ont faits empereurs de tout l’Occident, et ont mis en œuvre avec eux un projet qui devait faire de tout le territoire occidental une seule chrétienté, capable de rivaliser et de supplanter la chrétienté d’Orient, à cette époque gouvernée par des empereurs iconoclastes. L’union de la papauté avec les Carolingiens a eu une importance considérable pour l’avenir de l’histoire de l’Église : d’une part, elle a ratifié le coup d’État, en faisant la volonté de Dieu ; d’autre part, elle a protégé la papauté des assauts des rois lombards, qui refusaient de reconnaître la supériorité politique des papes dans la péninsule italienne. Cette époque marque le début décisif d’un parcours institutionnel qui élèvera les évêques de Rome au rang de souverains pontifes, un processus qui a duré des siècles et exigé de grands efforts. Mais, au VIIIe siècle, l’autorité apostolique du Siège de Rome, reconnue par toutes les Églises d’Occident, ne signifiait pas encore la prééminence des papes sur les évêques ou sur les rois. Ainsi, la chrétienté que nous voyons se dessiner à cette période devrait plus justement être appelée carolingienne ou franque, car ses frontières coïncidaient encore avec celles du royaume franco-carolingien. De fait, les idéologues du pouvoir royal, y compris des clercs de la trempe d’Alcuin d’York (735-804) et de Théodulf d’Orléans (750-821), ainsi que les divers conciles et synodes épiscopaux, comme celui de Francfort en 794, insistaient pour considérer comme synonymes les termes ecclesia (Église) et imperium (empire) (DE JONG, 2003, p.1255). Or, ce fait convenait bien au projet de domination politique de Charlemagne, qui a promu un rapprochement entre son royaume et celui de l’ancien Israël, gouverné par David, Salomon et Josias, trois figures qui sont toujours citées dans les documents émanant de la cour royale et représentées dans les églises de ses palais. Au fond, on espérait que le royaume des Francs surpasserait celui des Israélites de l’Ancien Testament parce qu’il constituait le royaume du Christ et était donc universel et eschatologique. Dans cette perspective, les actions politiques et militaires de Charlemagne et, plus tard, de Louis le Pieux (778-840) ont été entreprises et interprétées selon le leitmotiv vétérotestamentaire de l’extermination des ennemis de Dieu, désormais identifiés aux musulmans, aux païens et à toutes sortes d’hérétiques.
Étant un empire-Église, les célébrations liturgiques, ainsi que les définitions doctrinales, occupaient une place de première importance et préoccupaient grandement les empereurs carolingiens ; après tout, c’étaient les prières qui maintenaient l’invincibilité du royaume et l’expansion de la foi. Au IXe siècle, c’est en territoire franc que se trouvaient les plus brillants liturgistes, les théologiens de renom avec leurs écoles monastiques ou épiscopales. La cour de Charlemagne, justement appelée le sacrum palatium, à Aix-la-Chapelle, était considérée par les évêques d’Occident comme le centre de la liturgie parfaite, un modèle pour les diverses Églises particulières. C’est des monastères de Charlemagne qu’est sortie peut-être la plus grande réforme de la messe latine, car les liturgies gallicane et romaine s’y sont mélangées et adaptées, dans une synthèse qui a défini le missel romain, devenu dès lors universel dans l’empire, et a mis fin au missel gallican, qui est rapidement tombé en désuétude.
Bien qu’ils reconnussent que, sans les papes, les Carolingiens ne seraient pas allés aussi loin, ils savaient bien que la chrétienté qu’ils formaient était complète en elle-même, grâce à la fraternité entre évêques et rois. À cette époque, tant les évêques que les rois savaient bien que le pouvoir des clés, donné à Pierre par Jésus, selon l’Évangile de Matthieu, chapitre 16, s’étendait au pouvoir épiscopal dans son ensemble et que les papes de Rome n’avaient pas encore l’exclusivité dans ce domaine (DE JONG, 2003). C’est ainsi que le concile de Francfort, en 794, a invalidé, pour l’Occident, les effets du deuxième concile de Nicée (787) qui, présidé par une femme, l’impératrice Irène, a mis fin au schisme iconoclaste. Telle était l’autorité de l’épiscopat carolingien que, même si le pape de Rome avait considéré ce concile comme légitime et œcuménique, il fut contraint de tergiverser et de trouver un point d’équilibre entre les deux ecclésiologies. Or, l’Église carolingienne, en niant la possibilité de conférer aux icônes une révérence démesurée, comme le prétendait le IIe Concile de Nicée, cherchait à s’assurer que tant le sacrement eucharistique que le ministère épiscopal lui-même ne perdent pas leur rôle exclusif de médiateurs entre Dieu et les hommes. À ce moment, c’est l’épiscopat commandé par Charlemagne qui a maintenu l’Église latine dans la tradition de Grégoire le Grand, pour qui les images et les icônes étaient des véhicules d’enseignement doctrinal et moral et non des objets de vénération en eux-mêmes. La forte idée que l’empire chrétien maintenait l’intégrité de la foi a donné aux clercs et aux fidèles l’impression qu’ils vivaient, de fait, dans le royaume du Christ et que ce royaume approchait.
Aussi chrétien que l’empire carolingien pût être, il n’en demeurait pas moins que, théologiquement, l’ecclesia possédait une nature différente de celle du royaume terrestre, né, selon la Genèse, après le péché d’Adam ; l’ecclesia, à en juger par la littérature patristique, comme le Pasteur d’Hermas, précédait la création du monde. Or, la conscience des évêques de la période carolingienne et post-carolingienne a progressivement accru la réflexion sur les limites du pouvoir royal sur la notion même d’Église et, avec cela, nous assistons à l’émergence d’inflexions ecclésiologiques sur de nouvelles bases. Ce n’est pas que l’épiscopat et, avec lui, la papauté, fussent déjà assez forts pour nier aux rois et aux princes une place fondamentale dans le concept d’ecclesia, mais ils ne voulaient plus permettre que le rôle qu’ils jouaient serve à diminuer le pouvoir des évêques, ainsi que la taille de leurs biens, fréquemment utilisés pour les besoins des rois eux-mêmes.
3 Délimitation de la chrétienté papale (XIe-XVe siècles)
3.1 La signification historique de l’affirmation de la papauté
Parmi les stéréotypes les plus fréquents du soi-disant Moyen Âge, on trouve celui relatif au pouvoir temporel des papes. On pense qu’ils étaient des hommes tout-puissants capables de faire plier les rois et les empereurs et d’instaurer l’ordre social en temps de crise, lorsque les rois et les empereurs, pour de vils motifs, n’étaient pas capables de remplir leur rôle. De tels stéréotypes trouvent l’approbation d’historiens importants, dans la mesure où, au XXe siècle, beaucoup d’entre eux ont vu dans la papauté médiévale le début de l’ordre politico-étatique qui a même marqué la fin du Moyen Âge et le début de la modernité (RUST, 2014). L’époque des papes hommes d’État, monarques sacerdotaux incontestés, semble aujourd’hui davantage le produit d’un mythe historiographique moderne qu’un fait social établi à l’époque que nous traitons. Non que les papes n’aient pas exercé une autorité large et stable bien au-delà des limites du diocèse de Rome et de ses Églises suburbicaires, mais nous devons distinguer les différents niveaux et significations de la primauté romaine au cours de l’histoire.
3.2 L’avancée du pouvoir papal
Divers documents historiques nous amènent à constater que, à partir du XIe siècle, les papes ont commencé à revendiquer une plus grande reconnaissance de leur pouvoir temporel. Cette attitude s’inscrivait dans un mouvement clérical, intellectuel et monastique qui, peu à peu, a voulu inverser les règles du jeu, cherchant à faire de la papauté le seul pouvoir capable de gouverner légitimement et efficacement la chrétienté. Le déroulement de cette histoire est connu, depuis au moins l’œuvre d’Augustin Fliche (1924), sous le nom de « Réforme grégorienne ». On dit que la réforme menée par les papes du XIe siècle fut responsable de la libération de l’Église de l’influence des seigneurs laïcs qui, en raison de leur propre condition, ne pouvaient s’ingérer dans les affaires ecclésiastiques sans les dénaturer et les dégénérer ; on dit aussi que la réforme a moralisé le clergé, car elle a affirmé le célibat, exclu les clercs mariés et institué la vie en communauté comme état idéal pour les prêtres. On dit que la réforme a rendu les papes indépendants des pressions impériales et a empêché les empereurs d’imposer leur candidat lors du conclave.
En fait, nous savons qu’il y a eu une tendance disciplinaire et spirituelle, à caractère réformateur, qui remettait en question la morale des clercs et la situation de l’Église. Mais cette tendance n’a jamais été contrôlée uniquement par les papes ni par les clercs qui leur étaient alliés. Parmi ceux qui ont été élus papes par l’influence des empereurs puis déposés par des papes opposants, comme Clément III (1029-1100) et Grégoire VIII (m. 1137), se trouvaient de nombreux clercs qui défendaient les mêmes idées morales que Léon IX (1002-1054) et Grégoire VII (1020-1085), comme la fin des investitures, le célibat obligatoire et la lutte contre la simonie. Les moines et les ecclésiastiques qui prêchaient la réforme de l’Église côtoyaient également de larges secteurs du laïcat qui défendaient les mêmes valeurs et exigeaient une purification de la chrétienté. Ainsi, nous disons que le renouveau spirituel n’a pas opposé des clercs assoiffés de sainteté à des laïcs corrompus par le monde. Ces derniers n’ont jamais été des obstacles à la réforme, mais plutôt de grands enthousiastes : en d’autres termes, ils n’ont pas été les victimes de la réforme, mais ses agents. En ce sens, il est bon d’éviter de penser que la réforme du XIe siècle fut grégorienne et cléricale, car, en vérité, c’était une aspiration ancrée à la base de la société chrétienne et elle a bénéficié du soutien des laïcs, comme la comtesse Mathilde de Canossa (1046-1115), bras droit du pape Grégoire VII. Quoi qu’il en soit, théologiquement, la papauté est sortie très fortifiée du XIe siècle : comme l’écrivait Congar (1997, p.104), aux yeux de la curie romaine, ce n’était plus l’Ecclesia qui constituait la réalité fondamentale de la foi, mais le pape : sans pape, pas d’Église. Un tel discours ecclésiologique a bénéficié du soutien sans réserve d’hommes comme Grégoire VII, Pierre Damien (1007-1072), Bernard de Clairvaux (1090-1153) et tant d’autres issus de monastères justement élevés à l’immunité par la bienveillance papale. Or, accepter la prémisse que c’est le pape qui instaure l’Ecclesia, c’est admettre que les Églises patriarcales et autocéphales d’Orient n’étaient pas proprement des Églises, et nous avons là un véritable schisme. Mais même en Occident, les évêques et théologiens qui, mus par l’autorité de la tradition, défendaient l’ancienne ecclésiologie, furent qualifiés d’hérétiques simoniaques parce qu’ils doutaient que seuls les papes pussent gérer l’Église, étant défenseurs d’une Église impériale (constantinienne) qui usurpait les pouvoirs papaux. Le principal champ d’observation de ces affrontements se trouve, à mon avis, dans le processus de choix des nouveaux évêques, qui, selon l’ancienne coutume, étaient élus par le clergé et le peuple de l’Église locale, mais qui, durant les IXe et Xe siècles, devint un attribut du système impérial. La papauté des XIe et XIIe siècles chercha à retirer cette prérogative tant au clergé/peuple qu’à l’empire, centralisant le choix des évêques entre les mains de la Curie romaine. On peut comprendre cette ascension de la papauté, d’une part, comme faisant partie du processus d’ascension de l’Occident lui-même et de l’avancée d’une ecclésiologie romanocentrique qui, à cette époque, avait une grande aversion pour les ecclésiologies orientales. Mais un tel changement de perspective n’aurait pas atteint les niveaux qu’il a conquis sans les arrangements stratégiques entre la papauté et de puissants ordres monastiques, comme Cluny et Cîteaux, ordres qui prétendaient contrôler la société seigneuriale (ou féodale) plus que de faire disparaître une prétendue Église mondanisée (IOGNA-PRAT, 1998).
3.3 Les universités et la scolastique médiévale
L’émergence des universités, entre les XIIe et XIIIe siècles, a donné un soutien encore plus grand au système sociopolitique de la chrétienté latine, car elle lui a fourni non seulement le véhicule de diffusion, mais aussi les idées à diffuser qui cimenteraient l’universalité de la société chrétienne. Ainsi, aux côtés de l’autorité des papes et du pouvoir des empereurs et des rois, l’université est née comme une troisième force (le studium, ou en d’autres termes, la science) qui, tel un trépied, aidait à maintenir debout les deux autres pouvoirs. Selon les mots de Lima Vaz (2002, p.21), l’université était un « organe institutionnel du corps religieux-politique de la chrétienté » qui explicitait son caractère enseignant. Les universités furent fondées dans des villes comme Paris (1200), Bologne (1158), Montpellier (1220) et Oxford (1208) et s’organisaient en corporation de métier, c’est-à-dire une association de maîtres et/ou d’étudiants soucieux de protéger le statu quo de la profession intellectuelle. C’est en ce sens que l’on peut dire que les universités ont dépassé les limites juridiques, scientifiques et didactiques des écoles cathédrales et monastiques qui avaient marqué l’histoire de l’Église latine aux siècles précédents. N’étant plus liées à l’autorité d’un évêque (comme l’école cathédrale) ou d’un abbé (comme l’école monastique), les universités sont nées du désir de garantir la liberté et l’autonomie institutionnelle à ce que l’on a appelé les facultés, divisées en deux types : le premier, la faculté préparatoire des arts, qui enseignait les disciplines libérales (logique, grammaire, rhétorique, arithmétique, musique, géométrie et astronomie) et devint, au milieu du XIIIe siècle, une véritable faculté de philosophie spécialisée dans les études aristotéliciennes et judéo-musulmanes ; le second type était les facultés supérieures, essentiellement divisées en trois : la faculté de théologie, considérée comme l’art des arts, la faculté de droit (canonique et civil) et la faculté de médecine. Comme le souligne Verger (1999, p.82), l’autonomie recherchée par les universités visait la capacité de l’institution universitaire à gérer sa propre organisation interne, en établissant ses statuts, ses programmes, ses méthodologies, ses titres, ses cours, etc. ; elle avait aussi pour but d’empêcher l’instrumentalisation de ces centres de savoir par des pouvoirs exogènes, laïcs ou ecclésiastiques, en réservant aux maîtres et aussi, dans certains cas, aux étudiants, le pouvoir de décision sur les mécanismes de reproduction du savoir et la gestion des ressources qui y étaient investies.
Il est curieux, à mon sens, que les universités, expression concrète d’une chrétienté qui se pense et se projette, aient eu recours à l’héritage philosophique gréco-romain qui n’était accessible qu’à travers les communautés que la chrétienté excluait d’elle-même, comme les musulmans, les chrétiens orthodoxes (« schismatiques » pour les Latins) et les juifs. Ce sont eux qui avaient accès aux plus anciens manuscrits, aux traductions syriaques et arabes par lesquelles les textes grecs sont parvenus à l’Occident médiéval. Cela nous amène à voir que, dans l’univers des belles-lettres, il n’y avait pas de frontières ethniques et religieuses : la sagesse antique parcourait la Méditerranée d’est en ouest en diverses copies qui se multipliaient dans des écoles habitées par des maîtres musulmans, chrétiens (orientaux et latins) et juifs, dans une relation amicale que la mentalité eurocentrique d’aujourd’hui a du mal à accepter.
D’un point de vue académique, les universités de la chrétienté ont été marquées par une méthode d’investigation qui, en latin, s’appelait la disputatio (débat) et qui consistait en la proposition d’une question (quaestio) par un maître qui exposait ses élèves, disposés autour de lui, aux affrontements de thèses contradictoires, à des syllogismes et à des contre-argumentations, jusqu’à parvenir à la conclusion jugée la plus adéquate au jeu de la philosophie. Selon les mots d’Alain de Libera (1999, p.148), la pensée universitaire médiévale est profondément agonistique, « la loi de la discussion s’impose à tous ». À côté des disputes, le commentaire des textes des grandes autorités (auctoritates) de la culture chrétienne (Bible, Pères de l’Église et philosophes gréco-romains et arabes) constituait une autre branche importante de l’enquête scolaire : dans le cas de la théologie, commenter le Livre des Sentences de Pierre Lombard constituait une étape fondamentale pour l’obtention du titre de baccalarius theologiae; en paraphrasant Thomas d’Aquin (Liber de coelo et mundo, I, lect. 28, n.8), on peut dire que le commentaire n’était pas seulement la tentative de comprendre ce que les autorités avaient dit, mais une manière de chercher la vérité des choses. C’est ainsi, par le biais de débats et de commentaires, de sommes et de traités, que des penseurs comme Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Alexandre de Hales et Bonaventure de Bagnoregio, pour ne citer que les plus connus, se sont distingués en approfondissant le dialogue entre christianisme et hellénisme, entre révélation et philosophie : ils ont légué à l’Occident une réflexion philosophique originale et suffisamment mûre qui, à bien des égards, a contribué au développement de la philosophie moderne.
Cependant, il convient de dire qu’il reste paradoxal que des hommes comme Thomas d’Aquin et Bonaventure de Bagnoregio soient devenus les noms les plus célèbres parmi les théologiens médiévaux. Issus des deux grands ordres mendiants, les deux maîtres n’ont pas fait de la théologie leur vocation première, car ils partageaient l’idéal fondateur de leurs congrégations selon lequel l’érudition académique était au service de l’annonce de l’Évangile contre les ennemis de l’Église. Dominicains et franciscains, avant d’être théologiens, devaient être prédicateurs et cet office, renouvelé depuis le IVe Concile de Latran (1215), s’adressait plus particulièrement à la conversion des hérétiques et des infidèles qu’à l’annonce kérygmatique ad gentes. La signification historique de cette option pour la consolidation des études théologiques ne peut être minimisée. Pendant une vingtaine d’années (de 1254 à 1274), les maîtres universitaires de Paris, membres du clergé séculier, ont levé leurs armes intellectuelles contre les mendiants et leur enseignement : ils combattaient l’« hypocrisie de leur pauvreté » et critiquaient leur manière peu corporatiste d’aborder l’enseignement (CONGAR, 1961). Ainsi, la papauté a dû intervenir pour assurer aux frères leur permanence dans leurs chaires et, par là même, renforcer sa propre autorité sur les universités. L’alliance mendiants-papauté a fait des universités, surtout de la faculté de théologie, un instrument pour élargir et renforcer le ton conquérant de la chrétienté, principalement à une période de grande remise en question des bases religieuses et morales du programme catholique. Les frères mendiants, nés sous l’égide de la défense de la foi contre les ennemis de l’Église, ont cherché les universités pour avoir encore plus de moyens de lutter pour la cause de la chrétienté ; les papes, depuis Innocent III, sinon avant, ont accordé un soin particulier aux universités car c’est de là que sortaient les discours apologétiques de la société chrétienne présidée par le Siège apostolique. La faculté de théologie, malgré toute sa contribution au développement philosophique, était au service de la réforme de l’Église, ce qui incluait certainement l’affrontement avec les dissidents, les infidèles, les païens : la production du savoir était la conséquence d’une lutte acharnée entre les forces du Christ, dans son Église, et celles de l’antichrist, compris comme l’opposé de la société chrétienne latine (l’image inversée d’elle-même, visible dans les terres islamiques).
3.4 Le christianisme et la discipline de la société
Il est courant d’entendre ou de lire des affirmations catégoriques sur les méthodes violentes, grotesques et déraisonnables que l’Église ou l’empire chrétien latin utilisait pour contraindre, restreindre et même exécuter la vie d’hommes et de femmes qui, pour une raison ou une autre, affrontaient son autorité. Des noms comme inquisition, croisades, hérésie suscitent une infinité de sentiments qui, mêlés à l’inexpérience dans le domaine de l’histoire, nuisent à la compréhension de la période. Avant tout, nous devons souligner que le christianisme, en tant que système religieux ancien, se distingue des religions méditerranéennes précisément parce qu’il inclut, dans son système de croyances, une morale strictement définie en termes de réaction à la culture méditerranéenne généralisée par l’Empire romain. En ce sens, la rectitude du culte ou de la foi (orthodoxie) ne suffisait pas ; il était également nécessaire que le croyant présente une rectitude de conduite, dans les sphères privée et publique (orthopraxie), traduite par une vie disciplinée et ascétique. Cette caractéristique chrétienne est si marquante que, dans les plus anciennes élaborations théologiques sur la légitimité des pouvoirs politiques, des penseurs chrétiens, comme l’Apôtre Paul, admettaient qu’au nom de la correction des vices, Dieu se servait de la force physique, exercée par les gouvernants, ou de la force spirituelle, exercée par les pasteurs et ministres ecclésiaux légitimes, et dans la mesure où la contrainte permettait la pratique du bien, elle était bonne et méritoire (SENELLART, 2006, p.72). Or, le ministère épiscopal a toujours été conçu à partir de cette matrice disciplinaire et moralisatrice qui plaçait les évêques en position de surveillants de la conduite de leur troupeau, toujours prêts à exhorter, corriger et même punir. L’histoire du sacrement de la réconciliation et des mécanismes de réadmission à la communion ecclésiale de ceux qui en étaient sortis montre à quel point le caractère disciplinaire de la communauté chrétienne était grand. À l’époque dite médiévale, cette caractéristique s’accentue dans la mesure où les idéaux d’édification du nouveau peuple de Dieu, confondu avec le royaume franc carolingien et, à la limite, avec la chrétienté latine elle-même, exigeaient une adéquation morale concrète compatible avec l’unité doctrinale. Cela n’était possible et ne se justifiait que face à une culture qui, contrairement à la nôtre, privilégiait la synchronie, où passé, présent et futur étaient toujours impliqués dans l’instant, et le communautarisme, c’est-à-dire la croyance que la vie communautaire est l’expression la plus élevée de la charité, faisait de la société un seul corps, dont les individus étaient les membres. De là, la maladie morale d’une personne impliquait nécessairement la santé spirituelle de tout l’organisme social, et c’est pourquoi tout péché, vice ou erreur devait être corrigé pour le maintien de l’ordre social (MIATELLO, 2010).
3.4.1 Les croisades
Les croisades faisaient partie d’un mouvement prioritairement, mais non exclusivement, militaire, d’inspiration eschatologique, millénariste et pénitentielle, issu d’une idée de chrétienté expansionniste, propre à l’expérience carolingienne, et lié aux divers problèmes et crises politico-sociales qui ont marqué l’histoire de l’Occident latin. Son objectif immédiat était la libération de Jérusalem et des autres lieux saints de la vie terrestre du Christ qui, depuis le VIIe siècle, étaient sous le pouvoir politique de l’empire musulman. Un tel engagement comprenait tous les autres objectifs d’instaurer l’ordre chrétien romano-germanique, par des moyens militaires, dans les espaces dominés par l’orthodoxie byzantine (ou tout autre type d’orthodoxie), par l’islam et par toute autre ecclésiologie qui ne correspondait pas aux présupposés occidentaux d’inspiration carolingienne-papale. Chronologiquement, le mouvement des croisades peut être situé entre la fin du XIe siècle (1095) et s’étendre au moins jusqu’en 1272. En termes généraux, les croisades combinaient deux situations très importantes de la chrétienté latine : la dimension guerrière, constitutive des aristocrates et des rois chrétiens, et le pèlerinage qui, de longue date, était l’un des mécanismes les plus pertinents de pénitence et, par conséquent, de réinsertion sociale pour ceux qui avaient péché et brisé l’unité du corps qu’était la société chrétienne. Bien que l’aristocratie guerrière ait toujours trouvé une place et une fonction ecclésiales, l’invention de la chevalerie, vers le XIe siècle, a ramené sur le devant de la scène le débat sur la légitimité de la violence et de l’usage des armes au sein de la société chrétienne (FLORI, 2013). Une fois pacifiée, on croyait que la chrétienté ne pouvait se voir divisée en groupes rivaux, en lutte fratricide, ce qui n’a en fait jamais cessé de se produire, car la chrétienté, bien que forte, n’a jamais réussi à effacer complètement le poids de la tradition régionaliste des grandes parentèles qui donnaient naissance aux seigneuries, aux principautés et même aux royaumes. De cette manière, les dirigeants de la chrétienté ont dû trouver un mécanisme qui, malgré les divergences internes, rassemblerait les guerriers pour une cause supérieure et pertinente à leur vocation, la défense du royaume du Christ et la victoire sur ses ennemis.
Simultanément, le pèlerinage, en tant que pénitence, offrait également aux guerriers une occasion appropriée de lier leur fonction sociale au projet d’une societas christiana qui cherchait à se réformer pour conquérir. Dans la mesure où Jérusalem était excessivement lointaine et se trouvait hors des limites de la chrétienté, elle offrait cette charge de dangers et de sacrifices qui faisait de la ville le lieu parfait pour une pénitence complète et, qui sait, définitive. Bien que certains interprètent les croisades à partir de leurs présupposés politiques et économiques, supposant que ce fut une entreprise avantageuse, son fonctionnement souvent précaire et déficitaire a compté sur la force symbolique que Jérusalem évoquait pour la culture religieuse de cette époque. Après tout, le royaume de Dieu que les chrétiens latins espéraient faire triompher mêlait cette théocratie de l’Ancien Israël, dont le centre était Jérusalem, à la signification mystique et allégorique que cette ville a acquise dans la culture chrétienne primitive. Prophéties, attentes millénaristes, prédication populaire, réveil évangélique, élan pénitentiel, les croisades ont été bien plus poussées par des forces spirituelles que par des intérêts matériels, et leur signification sociale réside dans le triomphe de l’idée de chrétienté comprise comme un État mystique qui élabore ses projets politiques à la lumière de la théodicée chrétienne et catholique.
Les valeurs qu’une société proclame ne dissimulent pas l’hypocrisie de ses actions ; les croisades, inspirées par la pénitence et l’eschatologie, ont souvent été un chemin de violence pure et gratuite, surtout lorsque leurs agents, imprégnés de sentiments que nous pouvons qualifier de xénophobes et de fanatiques, utilisaient la force pour raser et détruire non seulement les soldats adverses, mais aussi des personnes sans défense. Il semble symptomatique que, aux yeux des musulmans, principales cibles des attaques, les croisés n’étaient pas identifiés comme des « chrétiens », mais comme des « Francs », titre qui désignait les sujets de l’ancien empire carolingien, la Francia, avant la France. Ainsi, ce que les fils de la chrétienté appelaient une entreprise spirituelle, les musulmans le voyaient comme un acte guerrier, de nature conquérante, militaire et matérielle. Il est certain que tant l’Islam que la chrétienté ne distinguaient pas la politique de la religion ; mais, dans le détail de la croisade, les musulmans ont bien identifié que toute cette guerre n’avait pas seulement pour but de récupérer Jérusalem, mais de détruire les États musulmans et, qui sait, la religion même du Prophète.
3.4.2 Le tribunal de l’inquisition
Le rôle de l’inquisition ne diffère pas beaucoup des finalités et des procédures de la croisade. Mais, pour mieux comprendre le phénomène que fut l’inquisition, nous devons nous rappeler que, dans une société qui se croit mystique, les déviances doctrinales signifient l’ébranlement des liens sociaux, de nature spirituelle, qui maintiennent cette société debout. En ce sens, la persécution des hérésies doit être interprétée davantage comme une tentative de surmonter des crises sociopolitiques qu’un problème dogmatique. On peut le vérifier, par exemple, dans les nombreux documents pontificaux qui, en lançant l’accusation d’hérésie, identifiaient comme hérétiques des groupes entiers de certaines villes, surtout italiennes, qui professaient en réalité une politique pro-impériale et anti-papale, ce qui faisait fatalement de l’adversaire politique un hérétique potentiel. Aux yeux des agents pontificaux, tout gibelin, c’est-à-dire le partisan de l’empereur, pouvait devenir un hérétique s’il ne respectait pas les limites accordées à l’opposition. C’est pourquoi nous disons que l’hérésie est une invention de ceux qui gouvernent (ZERNER, 2009) : ce n’est donc pas une opposition à une Église, mais une opposition au monde qui se laisse gouverner par une Église particulière. Si nous laissons de côté cet aspect et ne distinguons pas l’hérésie du bas Moyen Âge de ce qu’était l’hérésie dans l’Antiquité, nous ne comprendrons pas pourquoi les mécanismes d’identification et de suppression de l’hérésie ont toujours été liés aux droits politiques, aux autorités politiques et à leurs institutions (tant dans les villes communales que dans les royaumes et les principautés) et pourquoi la torture, dans ce cas, a été adoptée.
Les origines de l’inquisition doivent être recherchées dans le IVe Concile de Latran, célébré à Rome en 1215. Ce concile a représenté le moment d’une immense et générale révision de la chrétienté : c’était le moment de chercher un réaménagement interne capable de doter les chrétiens de la force morale pour vaincre l’Islam. C’est pourquoi l’horizon du concile fut la croisade, une nouvelle croisade, menée par des chrétiens authentiques, étant donné que les autres croisades avaient échoué, selon la compréhension de l’époque, en raison de la faillite morale des croisés et des péchés des chrétiens, le principal d’entre eux étant l’hérésie. Le canon III du Concile de Latran établissait les procédures d’exclusion et de répression : les hérétiques devaient être identifiés par les pouvoirs cléricaux, punis par les pouvoirs séculiers, et leurs biens confisqués. Les suspects souffriraient également : ils devaient être mis à l’écart de la société jusqu’à ce qu’ils prouvent leur innocence, et pendant ce temps, ils encourraient la peine des coupables, le délai pour la défense étant d’un an. Si le problème n’était qu’ecclésiastique, nous devrions nous demander pourquoi le Canon III insiste pour définir les punitions en termes politiques : les fonctionnaires qui ne travailleraient pas à l’extirpation de la pravitas haeretica seraient démis de leurs fonctions et tous leurs sujets pourraient leur désobéir. Il s’agissait d’une véritable annulation politique tant de l’hérétique que de celui qui ne le persécutait pas. Ils perdaient le droit de voter/d’être élu, de prêter serment et d’occuper une fonction publique (perte des droits politiques) ; on ne pouvait pas faire de testament ni recevoir d’héritage ; si l’on était juge ou avocat, ses actes juridiques perdaient leur validité (perte des droits civils) ; on ne pouvait pas recevoir les sacrements ni avoir un cimetière chrétien (perte des droits religieux). L’identification de ces déviants se ferait par une surveillance mutuelle, d’abord des pasteurs (prêtres et évêques), dans les espaces paroissiaux et diocésains ; ensuite, par les voisins, les uns sur les autres, et par la dénonciation, l’erreur devait être signalée. C’est pourquoi, à cette époque, les paroisses furent fortement encouragées à se réformer et à renforcer les mécanismes de contrôle sur les attitudes particulières de leurs paroissiens ; les évêques furent à nouveau avertis de visiter fréquemment les paroisses et de rédiger des rapports, et une fois les erreurs identifiées, de les traduire en justice.
Bien qu’il n’ait pas encore été fondé, le tribunal de l’inquisition anticipait déjà ces procédures. Il ne manquait plus que la décision soit prise, ce qui arriva effectivement sous le pape Grégoire IX, en 1239. Il est intéressant de penser que ce pape, bien avant son élection (quand il s’appelait Hugolin de Segni), avait été un agent efficace des décisions du IVe Concile de Latran ; en tant que légat apostolique, il parcourait le nord de l’Italie pour collecter des fonds pour la Ve Croisade et, simultanément, mettre en œuvre la politique anti-hérétique du concile. Lorsqu’il devint pape en 1227, il porta à son paroxysme son désir d’ordonner la chrétienté selon l’ecclésiologie pontificale. Pour ce faire, il compta sur le soutien de deux importants mouvements, récemment élevés au rang d’ordres religieux : les Frères Prêcheurs, ou dominicains, et les Frères Mineurs, ou franciscains, dont les fondateurs avaient côtoyé le cardinal Hugolin et, après leur mort, furent canonisés par Grégoire IX. Ce pape, très sensible aux nouveaux mouvements de réforme religieuse, utilisa les frères pour accélérer tant la pacification des villes que la répression de l’hérésie. Il leur accorda des pouvoirs d’action politique dans les villes, y compris des pouvoirs supérieurs à ceux des évêques, afin qu’ils agissent au nom du pape. S’appuyant sur des procédures juridiques, avec la réconciliation pour finalité et la défense de la vérité comme horizon théorique, les frères inquisiteurs cherchaient à identifier l’erreur et à la corriger par l’exhortation et, si cela ne suffisait pas, par les châtiments déjà prévus par le concile. L’enquête approfondie (inquisitio) des erreurs de foi possibles était également appelée le negotium fidei, d’ailleurs le même nom donné au tribunal qui enquêtait sur les candidats à la sainteté, procédure que nous connaissons sous le nom de procès de canonisation, une nouveauté instaurée par Innocent III en 1198. Ainsi, de la même manière qu’il fallait prouver la sainteté d’un chrétien décédé, il fallait prouver l’orthodoxie d’un chrétien vivant accusé d’hérésie. Les procédures étaient les mêmes : instauration d’un comité d’arbitres (juge, procureur, rapporteur, avocat), audition de témoins, interrogatoire des accusés, etc. ; jusqu’en 1252 au moins, on ne peut pas dire que ce tribunal ait utilisé des moyens brutaux pour arracher la vérité. Cependant, avec l’assassinat du grand inquisiteur, Pierre de Vérone (1205-1252), de l’ordre des dominicains, cette même année à Milan, le pape d’alors, Innocent IV, son autorité bafouée, lança une contre-offensive : il canonisa Pierre, désormais appelé saint Pierre Martyr, et durcit encore plus les procédures d’enquête et de punition : c’est à ce moment que les tortures entrent en scène. Cependant, il ne faut jamais confondre l’inquisition fondée par le pape au XIIIe siècle (justement appelée inquisition pontificale) avec celle que les rois ibériques (portugais et espagnols), par le droit de padroado, utilisèrent pour persécuter leurs opposants politiques à partir du XVe siècle (appelée inquisition ibérique, espagnole ou moderne). Ce sont des institutions, des procédures, des finalités et des résultats souvent distincts. Bien que cela ne serve pas de justification, l’inquisition pontificale, selon les documents historiques, n’a jamais atteint les niveaux de persécution que nous imaginons. En réalité, il y avait une véritable politique visant à retarder l’instauration du tribunal ou les punitions, car ces procédures ne correspondaient pas toujours à la volonté des dirigeants locaux, souvent impliqués avec les accusés et les condamnés. De cette manière, les cas drastiques d’intervention et de violence doivent être vus dans le contexte de l’exacerbation de questions politiques régionales et momentanées et non comme la logique effective qui contrôlait l’institution. Ainsi, l’inquisition pontificale, ou médiévale, s’articulait dans une perspective sociopolitique de chrétienté où, malgré la synchronie entre le pouvoir séculier et le pouvoir religieux, la simple distinction entre les représentants des deux pouvoirs (rois et papes, respectivement) empêchait l’inquisition d’être entièrement instrumentalisée par la raison d’État qui a marqué l’inquisition ibérique.
André Miatello, UFMG/FAJE. Brésil.
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