L’histoire des vaincus : peuples autochtones et afro-descendants

Sommaire

1 Une Histoire “vue d’en bas”

2 Pour une historiographie plaidoyante des “exclus de l’histoire”

3 “Histoire” indigĂšne : mĂ©moire et ethno-histoire

4 Les afrodescendants et leurs territoires

5 Références bibliographiques

1 Une Histoire “vue d’en bas”

En octobre 2014, le Pape François a prononcĂ© un discours historique devant les participants Ă  la Rencontre mondiale des mouvements populaires. Il y Ă©voqua ainsi le “protagonisme historique des pauvres” ou des “exclus de l’histoire” : “(…) Les pauvres ne font pas que souffrir de l’injustice, ils luttent aussi contre elle ! (…) Vous sentez que les pauvres n’attendent plus et veulent ĂȘtre des protagonistes, ils s’organisent, Ă©tudient, travaillent, revendiquent et, surtout, pratiquent cette solidaritĂ© si particuliĂšre qui existe entre ceux qui souffrent, entre les pauvres, et que notre civilisation semble avoir oubliĂ©e ou, du moins, qu’elle dĂ©sire fortement oublier.”

En effet, l’historiographie ne s’est penchĂ©e que rĂ©cemment sur ces “protagonistes anonymes de l’histoire” (VAINFAS, 2002). En 1988, l’historienne française Michelle Perrot a rĂ©uni une sĂ©rie d’articles Ă©crits entre les annĂ©es 1970 et 1980, qu’elle a publiĂ©s sous le titre Les exclus de l’histoire. Femmes, prisonniers et ouvriers Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des objets d’analyse fondamentaux. De la mĂȘme maniĂšre, en 1985, fut publiĂ© History from below: studies in popular protest and popular ideology (KRANTZ, 1988), en hommage Ă  George RudĂ©, l’un des pionniers de l’étude approfondie des formes de protestation des travailleurs ruraux et urbains. Les auteurs cherchaient Ă  affirmer l’importance d’individus restĂ©s oubliĂ©s pendant des dĂ©cennies, Ă  soulever des problĂ©matiques possibles, Ă  prĂ©senter les rĂ©sultats de leurs recherches et Ă  mettre en lumiĂšre les fructueux dialogues thĂ©orico-mĂ©thodologiques de leur Ă©poque. Le quotidien des gens ordinaires, les systĂšmes de valeurs et coutumes identitaires, les solidaritĂ©s et conflits existants, ainsi que leurs diffĂ©rences, faisaient l’objet de recherches croissantes. Un espace encore inexplorĂ© dans la production acadĂ©mique Ă©tait revendiquĂ©. Selon Jim Sharpe, cette perspective attira immĂ©diatement les historiens dĂ©sireux d’élargir les frontiĂšres de leur discipline, d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et, surtout, d’explorer les expĂ©riences historiques de ces hommes et femmes dont l’expĂ©rience est si souvent ignorĂ©e, tacitement acceptĂ©e ou simplement mentionnĂ©e au passage dans le “courant” de l’histoire. (SHARPE, 1992, p.41)

Parmi les historiens de l’Église, notamment en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes, cet “objet” de recherche – les “exclus de l’histoire” – a Ă©galement gagnĂ© en importance dans les annĂ©es 1970 avec le projet d’écriture d’une Histoire de l’Église en AmĂ©rique latine “à partir du peuple”, entreprise dirigĂ©e par Enrique Dussel et l’équipe de la CEHILA (Commission d’Études sur l’Histoire de l’Église en AmĂ©rique latine). Le critĂšre fondamental, le lieu hermĂ©neutique par excellence de l’histoire de l’Église adoptĂ© par cette Ă©quipe, Ă©tait le “pauvre”. Tout jugement interprĂ©tatif des faits manifestant la rĂ©alitĂ© de l’Église devait se faire Ă  partir de sa relation avec sa mission essentielle : Ă©vangĂ©liser les pauvres.

2 Pour une historiographie plaidoyante des “exclus de l’histoire”

Pendant des annĂ©es membre de l’équipe de CEHILA-BrĂ©sil, le missiologue Paulo Suess (1994), dans un article cĂ©lĂšbre, a prĂ©sentĂ© certaines exigences pour une “Histoire des Autres Ă©crite par nous” et une “Histoire des Autres racontĂ©e par eux”, en prenant la catĂ©gorie “altĂ©ritĂ©â€ comme point central.

Qui est l’autre ? L’autre ici dĂ©signe en rĂ©alitĂ© les dits “exclus”, non seulement de l’histoire, mais souvent du systĂšme social lui-mĂȘme. La catĂ©gorie d’altĂ©ritĂ© (l’autre), prise isolĂ©ment, ne suffit pas Ă  caractĂ©riser la question. Pour les peuples indigĂšnes, le colonisateur Ă©tait aussi un autre. Dans ce contexte, selon Suess, ce n’est pas l’autre en soi qui importe, indĂ©pendamment de sa condition sociale, mais l’autre en tant qu’“exclu de l’histoire”. C’est la question sociale au sein de la question culturelle qui importe. La catĂ©gorie d’altĂ©ritĂ© ajoute Ă  “l’exclu” gĂ©nĂ©rique quelque chose d’essentiel : sa condition culturelle, qui lui confĂšre une identitĂ© et le situe dans l’espace gĂ©ographique et dans le temps historique. Dans l’histoire de l’humanitĂ©, l’altĂ©ritĂ© est antĂ©rieure Ă  l’exclusion sociale, mĂȘme si dans l’histoire des individus et des groupes sociaux les deux peuvent coĂŻncider.

Pour Paulo Suess, en assumant le passĂ© d’un peuple ou d’un groupe social Ă  partir de sa propre perspective, l’historiographie peut ĂȘtre une “bonne nouvelle”, et ainsi contribuer Ă  la viabilitĂ© du projet de vie du groupe en question. Mais elle peut aussi devenir une “mauvaise nouvelle” en rĂ©duisant le passĂ© de ce peuple Ă  une prĂ©histoire, une ethnographie ou une archĂ©ologie. Le prĂ©judice de cette approche rĂ©side dans le rĂ©trĂ©cissement de la perspective utopique ou dans le blocage total du possible inĂ©dit de ce groupe. Le passĂ© “nain” se projette sur l’avenir. Le passĂ© Ă©tranglĂ© Ă©touffe l’avenir.

AltĂ©ritĂ© et exclusion des colonisĂ©s ne garantissent pas nĂ©cessairement un accĂšs correct Ă  leur propre histoire. L’histoire d’un peuple ou d’un groupe social est, d’une certaine maniĂšre, toujours racontĂ©e par d’autres, non seulement dans la succession des gĂ©nĂ©rations, de maniĂšre diachronique, mais aussi de maniĂšre synchronique. L’histoire du gĂ©nocide des Nambikwara et des Yanomami est racontĂ©e par les survivants, par d’autres, voisins, tĂ©moins qui se font “voix des sans-voix”.

Mais l’autre, en racontant l’histoire de son propre peuple, n’échappe pas non plus Ă  l’ambiguĂŻtĂ© reprĂ©sentative, plaidoyante et intĂ©ressĂ©e du porte-parole. L’autre peut ĂȘtre un dominateur interne de sa “tribu” ou un instrument de domination de forces externes. L’autre peut ĂȘtre le reprĂ©sentant de lui-mĂȘme uniquement, et non de son peuple. L’altĂ©ritĂ© en soi ne lĂ©gitime pas le discours historiographique, pas plus que la solidaritĂ© en soi ne le fait. MĂȘme face Ă  l’autre/exclu, il faut se demander au nom de qui il parle et quels intĂ©rĂȘts il reprĂ©sente. Le rĂ©fĂ©rentiel de l’altĂ©ritĂ© ethnico-culturelle (noir, indien, mĂ©tis) ne garantit pas “l’histoire vĂ©ritable”. De mĂȘme, le fait qu’une personne Ă©crive sur sa propre classe sociale ou qu’elle ait participĂ© Ă  l’évĂ©nement racontĂ© ne garantit pas la “vĂ©ritable histoire”. Un guarani n’écrit pas nĂ©cessairement l’histoire du peuple guarani mieux qu’un non-guarani. D’oĂč la question : qu’est-ce qu’un guarani exclu doit possĂ©der pour ĂȘtre un historien fiable de l’histoire de son peuple, si ni son ethnicitĂ©, ni sa pauvretĂ©, ni son tĂ©moignage oculaire ne constituent une garantie suffisante pour une telle entreprise ? Il doit, en plus des outils heuristiques de l’historien, rĂ©pondre avec loyautĂ©, perspicacitĂ© et astuce Ă  la confiance et Ă  la dĂ©lĂ©gation de son peuple. La loyautĂ© signifie restituer cette histoire au peuple d’une maniĂšre qui renforce son projet historique. L’histoire “vĂ©ritable”, dans la perspective d’une hermĂ©neutique Ă  partir de l’autre/exclu, est toujours celle qui, Ă  partir du passĂ©, renforce le projet historique du peuple ou groupe social concernĂ©. Le “projet de vie” fournit la clĂ© d’interprĂ©tation et d’articulation des sources historiques. Dans ces conditions, le guarani exclu a de multiples avantages sur “l’intellectuel organique”, engagĂ© dans la perspective de l’autre/exclu, sans rĂ©ellement partager ses conditions ethniques. Le partage de la vie concrĂšte dĂ©passe l’intelligence solidaire.

La pratique de l’historien n’est pas une pratique neutre, comme tout le monde le sait, ni simplement technique. L’historien est un inventeur et un agent de changement. Comme un sculpteur, l’historien a la possibilitĂ© de sculpter des statues trĂšs diffĂ©rentes Ă  partir de la “pierre brute” que constituent les sources historiques. L’historiographie plaidoyante, en brossant Ă  rebours l’histoire “officielle”, est intentionnellement une histoire antisystĂ©mique. Comme un avocat dĂ©fendant un “marginal” avec les instruments du systĂšme central/dominant, une historiographie plaidoyante peut aussi dĂ©fendre les “exclus” de l’histoire officielle Ă  l’intĂ©rieur des structures et avec les outils du systĂšme historiographique dominant.

Pour que l’historiographie solidaire reste fidĂšle Ă  son objectif, sans double loyautĂ©, elle doit vĂ©rifier – et non simplement supposer – en permanence la symĂ©trie de sa pratique et de sa perspective professionnelle avec le projet de vie des autres et exclus.

3 “Histoire” indigĂšne : mĂ©moire et ethno-histoire

L’historiographie solidaire doit se rencontrer avec l’ethnohistoire ; l’avenir historiographique de ces “thĂšmes Ă©mergents” rĂ©side dans la capacitĂ© Ă  recueillir, accompagner et articuler la multiplicitĂ© des faits contradictoires et des projets de vie de notre continent pluriethnique. Une historiographie latino-amĂ©ricaine et caribĂ©enne plaidoyante ne peut pas imiter les modĂšles Ă©volutionnistes – de l’infĂ©rieur au supĂ©rieur, du retard au progrĂšs, du nomadisme aux hautes cultures –, ni reproduire les dichotomies figĂ©es (prĂ©histoire X histoire ; mythe X rationalitĂ© ; temps circulaire X temps linĂ©aire) des LumiĂšres europĂ©ennes.

Ainsi, quiconque souhaite travailler avec l’ethnohistoire doit ĂȘtre attentif Ă  certaines conditions fondamentales. Selon Patrick Menget (1999), au BrĂ©sil, par exemple, au cours des trois derniĂšres dĂ©cennies, la plupart des revendications autochtones ont portĂ© principalement sur la sauvegarde ou la rĂ©cupĂ©ration de territoires d’occupation ancienne ou rĂ©cente. Pour Ă©tablir le fondement de ces revendications, l’État ordonne la rĂ©alisation d’une enquĂȘte sur la durĂ©e de possession des terres par les indigĂšnes, mais les experts sont confrontĂ©s Ă  une difficultĂ© inattendue, dans la mesure oĂč leurs interlocuteurs ne disposent pas de repĂšres chronologiques immĂ©diatement transposables Ă  notre histoire. Pour les indigĂšnes, l’entrĂ©e dans notre histoire reprĂ©sente, au-delĂ  des chocs maintes fois dĂ©crits, la violence d’un dĂ©pouillement de leur passĂ© face aux versions canoniques de l’histoire des conquĂ©rants. Il n’existe aucune possibilitĂ© documentaire d’écrire une “histoire officielle” des indigĂšnes, en premier lieu en raison de l’absence de tĂ©moignages anciens, et surtout parce que les sociĂ©tĂ©s de la forĂȘt ne fondent pas leur raison d’ĂȘtre sur une accumulation orientĂ©e d’évĂ©nements partant d’un point d’origine jusqu’au prĂ©sent, ne stratifient pas leur passĂ© selon l’ordre des successions gĂ©nĂ©alogiques et, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, n’organisent pas leurs rĂ©cits du passĂ© selon une chronologie, mĂȘme relative. Dans ces sociĂ©tĂ©s, la relation au passĂ© est traditionnellement trĂšs Ă©loignĂ©e de ce que nous appelons “conscience historique”, bien que le dĂ©veloppement et l’intensification des relations avec la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne aient suscitĂ© une prise de conscience croissante de l’histoire qui les entoure et de la catĂ©gorisation “ethnique” qui les distingue. Ce que Terence Turner affirme Ă  propos des KayapĂł, rĂ©cents protagonistes de conflits fonciers, vaut, Ă  divers degrĂ©s, pour l’ensemble des autres peuples de la forĂȘt : “Si, Ă  l’origine, ils considĂ©raient leur sociĂ©tĂ© comme une crĂ©ation du temps mythologique, les KayapĂł apprennent Ă  se penser comme les agents de leur propre histoire. Cette nouvelle vision ne remplace pas l’ancienne, mais coexiste avec elle (…)” (CUNHA & CASTRO, 1993, p.59).

Quoi qu’il en soit, selon Menget, les caractĂ©ristiques fondamentales des sociĂ©tĂ©s indigĂšnes, par opposition Ă  la plupart des discours liĂ©s aux luttes actuelles pour la reconnaissance du droit Ă  l’existence dans l’État-nation moderne, pointent vers une historicitĂ© distincte.

S’il est vrai que l’exercice de reconstruction de l’histoire indigĂšne selon les canons de l’histoire documentaire et monumentale constitue une nĂ©cessitĂ© politique actuelle, et souvent la seule rĂ©ponse honnĂȘte du chercheur Ă  une demande des communautĂ©s indigĂšnes, elle reste cependant, dans son essence, une rĂ©organisation d’un maximum d’élĂ©ments de la mĂ©moire d’une sociĂ©tĂ© selon des rĂ©fĂ©rences extĂ©rieures et une logique qui lui est Ă©trangĂšre, oĂč le cadre chronologique dĂ©finit, dans et par la durĂ©e, le noyau central de l’identitĂ©. Appeler “histoire indigĂšne” de tels produits est parfaitement lĂ©gitime et peut mĂȘme reflĂ©ter fidĂšlement la position de certains leaders et des communautĂ©s exclues, mais ne sert qu’à dissimuler la misĂšre si l’on cherche Ă  comprendre la maniĂšre propre d’organisation du savoir du passĂ© dans les cultures indigĂšnes.

Il pourrait ĂȘtre tentant, au prix cependant d’une violente simplification, de rĂ©duire la mĂ©moire “cosmologique” ou cosmogonique que le rituel actualise et que les mythes rĂ©pĂštent inlassablement aux affaires internes du groupe, et la ou les mĂ©moires “historiques”, ou en voie d’historicisation, aux relations avec la sociĂ©tĂ© moderne environnante : ce serait figer la mythologie en un corpus inaltĂ©rable, une “bible” indigĂšne pieusement Ă©crite par l’ethnohistorien. De mĂȘme qu’il n’existe, en rĂ©alitĂ©, pas deux secteurs sans communication dans l’économie mondiale, l’économie narrative ne peut pas non plus sĂ©parer les histoires des premiers temps du rĂ©cit des Ă©vĂ©nements rĂ©cemment vĂ©cus.

Les mythes sont loin d’ĂȘtre immuables, mais se transforment Ă  mesure que les indigĂšnes Ă©largissent le cercle de leurs relations et que l’intensitĂ© et la violence du contact avec les Blancs augmentent, redĂ©finissant ainsi la place et le rĂŽle de ces derniers.

Ainsi, conclut Menget, il est incontestablement nĂ©cessaire, pour l’exercice des droits lĂ©gitimes des indigĂšnes, que les ethnohistoriens leur fournissent les armes pour rĂ©sister. Mais aujourd’hui, on demande aussi aux indigĂšnes de s’affirmer en réécrivant leur passĂ©, comme si leur survie, aprĂšs ce qui fut pour eux des siĂšcles de fer et de feu, ne constituait pas dĂ©jĂ  la preuve remarquable de leur rĂ©silience, de leur rĂ©sistance et de leur volontĂ© de vivre.

4 Les Afro-descendants et leurs territoires

Pour JosĂ© Oscar Beozzo (1987), la prĂ©sence de populations noires en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes ne constitue pas seulement un fait historique Ă  aligner aux cĂŽtĂ©s d’autres, comme la prĂ©sence indigĂšne et la prĂ©sence europĂ©enne. Le transfert forcĂ© de millions d’Africains vers l’AmĂ©rique, sous le rĂ©gime du travail esclavagiste, a confĂ©rĂ© Ă  la formation sociale latino-amĂ©ricaine, dans divers domaines, un caractĂšre nouveau, non seulement colonial, mais Ă©galement esclavagiste. Les indigĂšnes ont eux aussi connu le travail forcĂ© et l’esclavage, mais pas de la mĂȘme maniĂšre que des sociĂ©tĂ©s entiĂšres dans les CaraĂŻbes, dans le sud des États-Unis et au BrĂ©sil, qui ont Ă©tĂ© organisĂ©es autour de l’esclavage africain et en vue de sa perpĂ©tuation et de sa reproduction comme sociĂ©tĂ©s esclavagistes.

Du point de vue d’une Histoire du christianisme, il n’est pas Ă©quivalent d’étudier l’annonce Ă©vangĂ©lique aux populations indigĂšnes — oĂč des missionnaires luttaient pour leur libertĂ© — et l’intĂ©gration forcĂ©e des Noirs esclaves dans des sociĂ©tĂ©s qui se disaient chrĂ©tiennes, oĂč les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques et mĂȘme les ordres religieux possĂ©daient et exploitaient des esclaves africains. Pour une Histoire du christianisme en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes, il est donc crucial d’ouvrir le dĂ©bat thĂ©orique, mĂ©thodologique, mais aussi pratique et pastoral, sur le passĂ© et le prĂ©sent des populations d’origine africaine et sur leur expĂ©rience religieuse au sein des communautĂ©s chrĂ©tiennes, dans la rĂ©sistance et la renaissance de leurs cultes, dans le lent tissage des influences mutuelles entre le christianisme et les religions africaines.

L’incorporation de l’horizon indigĂšne — et, dans une moindre mesure, de l’horizon noir — dans la recherche sur l’Histoire de l’Église, ainsi que l’acceptation du fait qu’une religion fortement mĂ©tissĂ©e s’est forgĂ©e ici, symbolisĂ©e par la Vierge indigĂšne de Guadalupe, la Vierge brune de LujĂĄn en Argentine, ou la Vierge noire d’Aparecida au BrĂ©sil, ne rĂ©solvent pas des questions cruciales telles que le rĂŽle de l’Église dans l’intĂ©gration de la main-d’Ɠuvre indigĂšne et africaine dans le processus productif, ou la coexistence, dans le processus d’évangĂ©lisation, de la lutte pour la libertĂ© de l’Indien et de l’acceptation de l’esclavage de l’Africain, ou encore la relation entre la domination culturelle blanche et chrĂ©tienne et la survie des cultes indigĂšnes et afro-amĂ©ricains.

Ainsi, parallĂšlement Ă  la renaissance des mouvements noirs dans la sociĂ©tĂ©, Ă  l’élan des religions afro-brĂ©siliennes, et Ă  la multiplication des Ă©tudes historiques et sociales sur l’esclavage et sur les Noirs dans la sociĂ©tĂ©, une prĂ©occupation pastorale a Ă©galement ressurgi au sein de l’Église catholique pour ce segment nombreux — et majoritaire dans les secteurs populaires de la population. Elle Ă©mane Ă  la fois des CommunautĂ©s ecclĂ©siales de base (CEBs), en leur sein oĂč l’on a commencĂ© Ă  dĂ©battre de la situation religieuse et sociale des Noirs, et des groupes d’APNs (Agents de Pastorale Noirs) organisĂ©s dans des paroisses et des diocĂšses. À l’échelle rĂ©gionale et nationale, la CNBB (ConfĂ©rence nationale des Ă©vĂȘques du BrĂ©sil) a convoquĂ© des rencontres et rĂ©unions qui rĂ©vĂšlent le chemin nĂ©cessaire — mais difficile — de la reconversion de l’Église au BrĂ©sil. Une reconversion en direction de ces majoritĂ©s silencieuses et historiquement opprimĂ©es, dans une Église racialement et culturellement europĂ©enne dans ses cadres dirigeants et sa mentalitĂ©. MalgrĂ© cela, ces derniĂšres annĂ©es, le nombre d’évĂȘques afro-descendants a beaucoup augmentĂ©, et ceux-ci, chaque annĂ©e, lors de l’AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de la CNBB, prĂ©sident et concĂ©lĂšbrent une messe en mĂ©moire du peuple noir.

De plus, nous ne pouvons pas oublier que les afrodescendants, tout comme les indigĂšnes, s’efforcent Ă©galement de sauvegarder leurs territoires traditionnels : les quilombos. Dans les Ă©tudes sur les communautĂ©s quilombolas Ă  travers les AmĂ©riques, sur les trois continents, il a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© que, dĂšs leur arrivĂ©e dans le Nouveau Monde, les Africains qui en ont eu la possibilitĂ© ont fui vers l’intĂ©rieur des terres, vers les « sertĂ”es », oĂč ils ont commencĂ© Ă  cohabiter avec les sociĂ©tĂ©s indigĂšnes qui habitaient les rĂ©gions oĂč ils se sont installĂ©s. Comme l’a discutĂ© Richard Price (1996), ceux qui ont refusĂ© l’esclavage et la perte de leur condition humaine — en Ă©tant traitĂ©s comme la propriĂ©tĂ© de quelqu’un — ont recherchĂ© et trouvĂ© des lieux situĂ©s dans des zones non disputĂ©es ni par les indigĂšnes ni par les colonisateurs. Ainsi, ils ont cherchĂ© Ă  construire des barriĂšres structurelles empĂȘchant le contact entre la sociĂ©tĂ© esclavagiste et les groupes formĂ©s, mais qui ne faisaient pas obstacle Ă  leurs contacts avec les populations urbaines ou rurales. Les barriĂšres structurelles Ă©taient naturelles, comme les zones marĂ©cageuses ou infestĂ©es de paludisme, les chaĂźnes de montagnes abruptes, les forĂȘts denses, les grottes et ravins, entre autres environnements similaires. Et les barriĂšres sociales correspondaient Ă  des lieux sans valeur Ă©conomique, donc abandonnĂ©s pour diverses raisons, devenant ainsi des « terres de personne ». Il convient de souligner que ce processus initial d’« isolement » s’est transformĂ© en un processus d’« invisibilisation » durant le systĂšme esclavagiste, et les quilombos ont fini par s’implanter Ă  proximitĂ© des fermes, villages et villes, comme le prĂ©sente Almeida (2002). Mais la barriĂšre structurelle est restĂ©e une stratĂ©gie frĂ©quemment actualisĂ©e.

Avec la fin du systĂšme esclavagiste, de nombreux quilombos (ou mocambos, calhambos) ont accueilli un nombre considĂ©rable d’affranchis, permettant la constitution d’autres petits regroupements dans leur entourage, grĂące Ă  la prĂ©sence de terres publiques inoccupĂ©es (domaniales). De cette maniĂšre, les afrodescendants ont constituĂ© les communautĂ©s qui revendiquent aujourd’hui le droit constitutionnel d’ĂȘtre reconnues comme descendantes de quilombos et d’obtenir la rĂ©gularisation fonciĂšre de leurs territoires.

Toute cette population afrodescendante, rendue invisible, est restĂ©e et continue de lutter pour prĂ©server sa libertĂ© et sa dignitĂ© humaine, mĂȘme cent ans aprĂšs la fin de l’esclavage.

Sérgio Ricardo Coutinho. IESB. Texte original en portugais.

 5 Références bibliographiques

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 Pour en savoir plus

 LEÓN-PORTILLA, Miguel. La vision des vaincus, Mexique : Ed. Universidad Nacional AutĂłnoma de MĂ©xico, 2008.

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