Sommaire
1 Une Histoire âvue dâen basâ
2 Pour une historiographie plaidoyante des âexclus de lâhistoireâ
3 âHistoireâ indigĂšne : mĂ©moire et ethno-histoire
4 Les afrodescendants et leurs territoires
5 Références bibliographiques
1 Une Histoire âvue dâen basâ
En octobre 2014, le Pape François a prononcĂ© un discours historique devant les participants Ă la Rencontre mondiale des mouvements populaires. Il y Ă©voqua ainsi le âprotagonisme historique des pauvresâ ou des âexclus de lâhistoireâ : â(…) Les pauvres ne font pas que souffrir de lâinjustice, ils luttent aussi contre elle ! (…) Vous sentez que les pauvres nâattendent plus et veulent ĂȘtre des protagonistes, ils sâorganisent, Ă©tudient, travaillent, revendiquent et, surtout, pratiquent cette solidaritĂ© si particuliĂšre qui existe entre ceux qui souffrent, entre les pauvres, et que notre civilisation semble avoir oubliĂ©e ou, du moins, quâelle dĂ©sire fortement oublier.â
En effet, lâhistoriographie ne sâest penchĂ©e que rĂ©cemment sur ces âprotagonistes anonymes de lâhistoireâ (VAINFAS, 2002). En 1988, lâhistorienne française Michelle Perrot a rĂ©uni une sĂ©rie dâarticles Ă©crits entre les annĂ©es 1970 et 1980, quâelle a publiĂ©s sous le titre Les exclus de lâhistoire. Femmes, prisonniers et ouvriers Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des objets dâanalyse fondamentaux. De la mĂȘme maniĂšre, en 1985, fut publiĂ© History from below: studies in popular protest and popular ideology (KRANTZ, 1988), en hommage Ă George RudĂ©, lâun des pionniers de lâĂ©tude approfondie des formes de protestation des travailleurs ruraux et urbains. Les auteurs cherchaient Ă affirmer lâimportance dâindividus restĂ©s oubliĂ©s pendant des dĂ©cennies, Ă soulever des problĂ©matiques possibles, Ă prĂ©senter les rĂ©sultats de leurs recherches et Ă mettre en lumiĂšre les fructueux dialogues thĂ©orico-mĂ©thodologiques de leur Ă©poque. Le quotidien des gens ordinaires, les systĂšmes de valeurs et coutumes identitaires, les solidaritĂ©s et conflits existants, ainsi que leurs diffĂ©rences, faisaient lâobjet de recherches croissantes. Un espace encore inexplorĂ© dans la production acadĂ©mique Ă©tait revendiquĂ©. Selon Jim Sharpe, cette perspective attira immĂ©diatement les historiens dĂ©sireux dâĂ©largir les frontiĂšres de leur discipline, dâouvrir de nouveaux champs de recherche et, surtout, dâexplorer les expĂ©riences historiques de ces hommes et femmes dont lâexpĂ©rience est si souvent ignorĂ©e, tacitement acceptĂ©e ou simplement mentionnĂ©e au passage dans le âcourantâ de lâhistoire. (SHARPE, 1992, p.41)
Parmi les historiens de lâĂglise, notamment en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes, cet âobjetâ de recherche â les âexclus de lâhistoireâ â a Ă©galement gagnĂ© en importance dans les annĂ©es 1970 avec le projet dâĂ©criture dâune Histoire de lâĂglise en AmĂ©rique latine âĂ partir du peupleâ, entreprise dirigĂ©e par Enrique Dussel et lâĂ©quipe de la CEHILA (Commission dâĂtudes sur lâHistoire de lâĂglise en AmĂ©rique latine). Le critĂšre fondamental, le lieu hermĂ©neutique par excellence de lâhistoire de lâĂglise adoptĂ© par cette Ă©quipe, Ă©tait le âpauvreâ. Tout jugement interprĂ©tatif des faits manifestant la rĂ©alitĂ© de lâĂglise devait se faire Ă partir de sa relation avec sa mission essentielle : Ă©vangĂ©liser les pauvres.
2 Pour une historiographie plaidoyante des âexclus de lâhistoireâ
Pendant des annĂ©es membre de lâĂ©quipe de CEHILA-BrĂ©sil, le missiologue Paulo Suess (1994), dans un article cĂ©lĂšbre, a prĂ©sentĂ© certaines exigences pour une âHistoire des Autres Ă©crite par nousâ et une âHistoire des Autres racontĂ©e par euxâ, en prenant la catĂ©gorie âaltĂ©ritĂ©â comme point central.
Qui est lâautre ? Lâautre ici dĂ©signe en rĂ©alitĂ© les dits âexclusâ, non seulement de lâhistoire, mais souvent du systĂšme social lui-mĂȘme. La catĂ©gorie dâaltĂ©ritĂ© (lâautre), prise isolĂ©ment, ne suffit pas Ă caractĂ©riser la question. Pour les peuples indigĂšnes, le colonisateur Ă©tait aussi un autre. Dans ce contexte, selon Suess, ce nâest pas lâautre en soi qui importe, indĂ©pendamment de sa condition sociale, mais lâautre en tant quââexclu de lâhistoireâ. Câest la question sociale au sein de la question culturelle qui importe. La catĂ©gorie dâaltĂ©ritĂ© ajoute Ă âlâexcluâ gĂ©nĂ©rique quelque chose dâessentiel : sa condition culturelle, qui lui confĂšre une identitĂ© et le situe dans lâespace gĂ©ographique et dans le temps historique. Dans lâhistoire de lâhumanitĂ©, lâaltĂ©ritĂ© est antĂ©rieure Ă lâexclusion sociale, mĂȘme si dans lâhistoire des individus et des groupes sociaux les deux peuvent coĂŻncider.
Pour Paulo Suess, en assumant le passĂ© dâun peuple ou dâun groupe social Ă partir de sa propre perspective, lâhistoriographie peut ĂȘtre une âbonne nouvelleâ, et ainsi contribuer Ă la viabilitĂ© du projet de vie du groupe en question. Mais elle peut aussi devenir une âmauvaise nouvelleâ en rĂ©duisant le passĂ© de ce peuple Ă une prĂ©histoire, une ethnographie ou une archĂ©ologie. Le prĂ©judice de cette approche rĂ©side dans le rĂ©trĂ©cissement de la perspective utopique ou dans le blocage total du possible inĂ©dit de ce groupe. Le passĂ© ânainâ se projette sur lâavenir. Le passĂ© Ă©tranglĂ© Ă©touffe lâavenir.
AltĂ©ritĂ© et exclusion des colonisĂ©s ne garantissent pas nĂ©cessairement un accĂšs correct Ă leur propre histoire. Lâhistoire dâun peuple ou dâun groupe social est, dâune certaine maniĂšre, toujours racontĂ©e par dâautres, non seulement dans la succession des gĂ©nĂ©rations, de maniĂšre diachronique, mais aussi de maniĂšre synchronique. Lâhistoire du gĂ©nocide des Nambikwara et des Yanomami est racontĂ©e par les survivants, par dâautres, voisins, tĂ©moins qui se font âvoix des sans-voixâ.
Mais lâautre, en racontant lâhistoire de son propre peuple, nâĂ©chappe pas non plus Ă lâambiguĂŻtĂ© reprĂ©sentative, plaidoyante et intĂ©ressĂ©e du porte-parole. Lâautre peut ĂȘtre un dominateur interne de sa âtribuâ ou un instrument de domination de forces externes. Lâautre peut ĂȘtre le reprĂ©sentant de lui-mĂȘme uniquement, et non de son peuple. LâaltĂ©ritĂ© en soi ne lĂ©gitime pas le discours historiographique, pas plus que la solidaritĂ© en soi ne le fait. MĂȘme face Ă lâautre/exclu, il faut se demander au nom de qui il parle et quels intĂ©rĂȘts il reprĂ©sente. Le rĂ©fĂ©rentiel de lâaltĂ©ritĂ© ethnico-culturelle (noir, indien, mĂ©tis) ne garantit pas âlâhistoire vĂ©ritableâ. De mĂȘme, le fait quâune personne Ă©crive sur sa propre classe sociale ou quâelle ait participĂ© Ă lâĂ©vĂ©nement racontĂ© ne garantit pas la âvĂ©ritable histoireâ. Un guarani nâĂ©crit pas nĂ©cessairement lâhistoire du peuple guarani mieux quâun non-guarani. DâoĂč la question : quâest-ce quâun guarani exclu doit possĂ©der pour ĂȘtre un historien fiable de lâhistoire de son peuple, si ni son ethnicitĂ©, ni sa pauvretĂ©, ni son tĂ©moignage oculaire ne constituent une garantie suffisante pour une telle entreprise ? Il doit, en plus des outils heuristiques de lâhistorien, rĂ©pondre avec loyautĂ©, perspicacitĂ© et astuce Ă la confiance et Ă la dĂ©lĂ©gation de son peuple. La loyautĂ© signifie restituer cette histoire au peuple dâune maniĂšre qui renforce son projet historique. Lâhistoire âvĂ©ritableâ, dans la perspective dâune hermĂ©neutique Ă partir de lâautre/exclu, est toujours celle qui, Ă partir du passĂ©, renforce le projet historique du peuple ou groupe social concernĂ©. Le âprojet de vieâ fournit la clĂ© dâinterprĂ©tation et dâarticulation des sources historiques. Dans ces conditions, le guarani exclu a de multiples avantages sur âlâintellectuel organiqueâ, engagĂ© dans la perspective de lâautre/exclu, sans rĂ©ellement partager ses conditions ethniques. Le partage de la vie concrĂšte dĂ©passe lâintelligence solidaire.
La pratique de lâhistorien nâest pas une pratique neutre, comme tout le monde le sait, ni simplement technique. Lâhistorien est un inventeur et un agent de changement. Comme un sculpteur, lâhistorien a la possibilitĂ© de sculpter des statues trĂšs diffĂ©rentes Ă partir de la âpierre bruteâ que constituent les sources historiques. Lâhistoriographie plaidoyante, en brossant Ă rebours lâhistoire âofficielleâ, est intentionnellement une histoire antisystĂ©mique. Comme un avocat dĂ©fendant un âmarginalâ avec les instruments du systĂšme central/dominant, une historiographie plaidoyante peut aussi dĂ©fendre les âexclusâ de lâhistoire officielle Ă lâintĂ©rieur des structures et avec les outils du systĂšme historiographique dominant.
Pour que lâhistoriographie solidaire reste fidĂšle Ă son objectif, sans double loyautĂ©, elle doit vĂ©rifier â et non simplement supposer â en permanence la symĂ©trie de sa pratique et de sa perspective professionnelle avec le projet de vie des autres et exclus.
3 âHistoireâ indigĂšne : mĂ©moire et ethno-histoire
Lâhistoriographie solidaire doit se rencontrer avec lâethnohistoire ; lâavenir historiographique de ces âthĂšmes Ă©mergentsâ rĂ©side dans la capacitĂ© Ă recueillir, accompagner et articuler la multiplicitĂ© des faits contradictoires et des projets de vie de notre continent pluriethnique. Une historiographie latino-amĂ©ricaine et caribĂ©enne plaidoyante ne peut pas imiter les modĂšles Ă©volutionnistes â de lâinfĂ©rieur au supĂ©rieur, du retard au progrĂšs, du nomadisme aux hautes cultures â, ni reproduire les dichotomies figĂ©es (prĂ©histoire X histoire ; mythe X rationalitĂ© ; temps circulaire X temps linĂ©aire) des LumiĂšres europĂ©ennes.
Ainsi, quiconque souhaite travailler avec lâethnohistoire doit ĂȘtre attentif Ă certaines conditions fondamentales. Selon Patrick Menget (1999), au BrĂ©sil, par exemple, au cours des trois derniĂšres dĂ©cennies, la plupart des revendications autochtones ont portĂ© principalement sur la sauvegarde ou la rĂ©cupĂ©ration de territoires dâoccupation ancienne ou rĂ©cente. Pour Ă©tablir le fondement de ces revendications, lâĂtat ordonne la rĂ©alisation dâune enquĂȘte sur la durĂ©e de possession des terres par les indigĂšnes, mais les experts sont confrontĂ©s Ă une difficultĂ© inattendue, dans la mesure oĂč leurs interlocuteurs ne disposent pas de repĂšres chronologiques immĂ©diatement transposables Ă notre histoire. Pour les indigĂšnes, lâentrĂ©e dans notre histoire reprĂ©sente, au-delĂ des chocs maintes fois dĂ©crits, la violence dâun dĂ©pouillement de leur passĂ© face aux versions canoniques de lâhistoire des conquĂ©rants. Il nâexiste aucune possibilitĂ© documentaire dâĂ©crire une âhistoire officielleâ des indigĂšnes, en premier lieu en raison de lâabsence de tĂ©moignages anciens, et surtout parce que les sociĂ©tĂ©s de la forĂȘt ne fondent pas leur raison dâĂȘtre sur une accumulation orientĂ©e dâĂ©vĂ©nements partant dâun point dâorigine jusquâau prĂ©sent, ne stratifient pas leur passĂ© selon lâordre des successions gĂ©nĂ©alogiques et, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, nâorganisent pas leurs rĂ©cits du passĂ© selon une chronologie, mĂȘme relative. Dans ces sociĂ©tĂ©s, la relation au passĂ© est traditionnellement trĂšs Ă©loignĂ©e de ce que nous appelons âconscience historiqueâ, bien que le dĂ©veloppement et lâintensification des relations avec la sociĂ©tĂ© brĂ©silienne aient suscitĂ© une prise de conscience croissante de lâhistoire qui les entoure et de la catĂ©gorisation âethniqueâ qui les distingue. Ce que Terence Turner affirme Ă propos des KayapĂł, rĂ©cents protagonistes de conflits fonciers, vaut, Ă divers degrĂ©s, pour lâensemble des autres peuples de la forĂȘt : âSi, Ă lâorigine, ils considĂ©raient leur sociĂ©tĂ© comme une crĂ©ation du temps mythologique, les KayapĂł apprennent Ă se penser comme les agents de leur propre histoire. Cette nouvelle vision ne remplace pas lâancienne, mais coexiste avec elle (…)â (CUNHA & CASTRO, 1993, p.59).
Quoi quâil en soit, selon Menget, les caractĂ©ristiques fondamentales des sociĂ©tĂ©s indigĂšnes, par opposition Ă la plupart des discours liĂ©s aux luttes actuelles pour la reconnaissance du droit Ă lâexistence dans lâĂtat-nation moderne, pointent vers une historicitĂ© distincte.
Sâil est vrai que lâexercice de reconstruction de lâhistoire indigĂšne selon les canons de lâhistoire documentaire et monumentale constitue une nĂ©cessitĂ© politique actuelle, et souvent la seule rĂ©ponse honnĂȘte du chercheur Ă une demande des communautĂ©s indigĂšnes, elle reste cependant, dans son essence, une rĂ©organisation dâun maximum dâĂ©lĂ©ments de la mĂ©moire dâune sociĂ©tĂ© selon des rĂ©fĂ©rences extĂ©rieures et une logique qui lui est Ă©trangĂšre, oĂč le cadre chronologique dĂ©finit, dans et par la durĂ©e, le noyau central de lâidentitĂ©. Appeler âhistoire indigĂšneâ de tels produits est parfaitement lĂ©gitime et peut mĂȘme reflĂ©ter fidĂšlement la position de certains leaders et des communautĂ©s exclues, mais ne sert quâĂ dissimuler la misĂšre si lâon cherche Ă comprendre la maniĂšre propre dâorganisation du savoir du passĂ© dans les cultures indigĂšnes.
Il pourrait ĂȘtre tentant, au prix cependant dâune violente simplification, de rĂ©duire la mĂ©moire âcosmologiqueâ ou cosmogonique que le rituel actualise et que les mythes rĂ©pĂštent inlassablement aux affaires internes du groupe, et la ou les mĂ©moires âhistoriquesâ, ou en voie dâhistoricisation, aux relations avec la sociĂ©tĂ© moderne environnante : ce serait figer la mythologie en un corpus inaltĂ©rable, une âbibleâ indigĂšne pieusement Ă©crite par lâethnohistorien. De mĂȘme quâil nâexiste, en rĂ©alitĂ©, pas deux secteurs sans communication dans lâĂ©conomie mondiale, lâĂ©conomie narrative ne peut pas non plus sĂ©parer les histoires des premiers temps du rĂ©cit des Ă©vĂ©nements rĂ©cemment vĂ©cus.
Les mythes sont loin dâĂȘtre immuables, mais se transforment Ă mesure que les indigĂšnes Ă©largissent le cercle de leurs relations et que lâintensitĂ© et la violence du contact avec les Blancs augmentent, redĂ©finissant ainsi la place et le rĂŽle de ces derniers.
Ainsi, conclut Menget, il est incontestablement nĂ©cessaire, pour lâexercice des droits lĂ©gitimes des indigĂšnes, que les ethnohistoriens leur fournissent les armes pour rĂ©sister. Mais aujourdâhui, on demande aussi aux indigĂšnes de sâaffirmer en réécrivant leur passĂ©, comme si leur survie, aprĂšs ce qui fut pour eux des siĂšcles de fer et de feu, ne constituait pas dĂ©jĂ la preuve remarquable de leur rĂ©silience, de leur rĂ©sistance et de leur volontĂ© de vivre.
4 Les Afro-descendants et leurs territoires
Pour JosĂ© Oscar Beozzo (1987), la prĂ©sence de populations noires en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes ne constitue pas seulement un fait historique Ă aligner aux cĂŽtĂ©s d’autres, comme la prĂ©sence indigĂšne et la prĂ©sence europĂ©enne. Le transfert forcĂ© de millions dâAfricains vers lâAmĂ©rique, sous le rĂ©gime du travail esclavagiste, a confĂ©rĂ© Ă la formation sociale latino-amĂ©ricaine, dans divers domaines, un caractĂšre nouveau, non seulement colonial, mais Ă©galement esclavagiste. Les indigĂšnes ont eux aussi connu le travail forcĂ© et lâesclavage, mais pas de la mĂȘme maniĂšre que des sociĂ©tĂ©s entiĂšres dans les CaraĂŻbes, dans le sud des Ătats-Unis et au BrĂ©sil, qui ont Ă©tĂ© organisĂ©es autour de lâesclavage africain et en vue de sa perpĂ©tuation et de sa reproduction comme sociĂ©tĂ©s esclavagistes.
Du point de vue dâune Histoire du christianisme, il nâest pas Ă©quivalent dâĂ©tudier lâannonce Ă©vangĂ©lique aux populations indigĂšnes â oĂč des missionnaires luttaient pour leur libertĂ© â et lâintĂ©gration forcĂ©e des Noirs esclaves dans des sociĂ©tĂ©s qui se disaient chrĂ©tiennes, oĂč les autoritĂ©s ecclĂ©siastiques et mĂȘme les ordres religieux possĂ©daient et exploitaient des esclaves africains. Pour une Histoire du christianisme en AmĂ©rique latine et dans les CaraĂŻbes, il est donc crucial dâouvrir le dĂ©bat thĂ©orique, mĂ©thodologique, mais aussi pratique et pastoral, sur le passĂ© et le prĂ©sent des populations dâorigine africaine et sur leur expĂ©rience religieuse au sein des communautĂ©s chrĂ©tiennes, dans la rĂ©sistance et la renaissance de leurs cultes, dans le lent tissage des influences mutuelles entre le christianisme et les religions africaines.
Lâincorporation de lâhorizon indigĂšne â et, dans une moindre mesure, de lâhorizon noir â dans la recherche sur lâHistoire de lâĂglise, ainsi que lâacceptation du fait quâune religion fortement mĂ©tissĂ©e sâest forgĂ©e ici, symbolisĂ©e par la Vierge indigĂšne de Guadalupe, la Vierge brune de LujĂĄn en Argentine, ou la Vierge noire dâAparecida au BrĂ©sil, ne rĂ©solvent pas des questions cruciales telles que le rĂŽle de lâĂglise dans lâintĂ©gration de la main-dâĆuvre indigĂšne et africaine dans le processus productif, ou la coexistence, dans le processus dâĂ©vangĂ©lisation, de la lutte pour la libertĂ© de lâIndien et de lâacceptation de lâesclavage de lâAfricain, ou encore la relation entre la domination culturelle blanche et chrĂ©tienne et la survie des cultes indigĂšnes et afro-amĂ©ricains.
Ainsi, parallĂšlement Ă la renaissance des mouvements noirs dans la sociĂ©tĂ©, Ă lâĂ©lan des religions afro-brĂ©siliennes, et Ă la multiplication des Ă©tudes historiques et sociales sur lâesclavage et sur les Noirs dans la sociĂ©tĂ©, une prĂ©occupation pastorale a Ă©galement ressurgi au sein de lâĂglise catholique pour ce segment nombreux â et majoritaire dans les secteurs populaires de la population. Elle Ă©mane Ă la fois des CommunautĂ©s ecclĂ©siales de base (CEBs), en leur sein oĂč lâon a commencĂ© Ă dĂ©battre de la situation religieuse et sociale des Noirs, et des groupes dâAPNs (Agents de Pastorale Noirs) organisĂ©s dans des paroisses et des diocĂšses. Ă lâĂ©chelle rĂ©gionale et nationale, la CNBB (ConfĂ©rence nationale des Ă©vĂȘques du BrĂ©sil) a convoquĂ© des rencontres et rĂ©unions qui rĂ©vĂšlent le chemin nĂ©cessaire â mais difficile â de la reconversion de lâĂglise au BrĂ©sil. Une reconversion en direction de ces majoritĂ©s silencieuses et historiquement opprimĂ©es, dans une Ăglise racialement et culturellement europĂ©enne dans ses cadres dirigeants et sa mentalitĂ©. MalgrĂ© cela, ces derniĂšres annĂ©es, le nombre dâĂ©vĂȘques afro-descendants a beaucoup augmentĂ©, et ceux-ci, chaque annĂ©e, lors de lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de la CNBB, prĂ©sident et concĂ©lĂšbrent une messe en mĂ©moire du peuple noir.
De plus, nous ne pouvons pas oublier que les afrodescendants, tout comme les indigĂšnes, s’efforcent Ă©galement de sauvegarder leurs territoires traditionnels : les quilombos. Dans les Ă©tudes sur les communautĂ©s quilombolas Ă travers les AmĂ©riques, sur les trois continents, il a Ă©tĂ© dĂ©montrĂ© que, dĂšs leur arrivĂ©e dans le Nouveau Monde, les Africains qui en ont eu la possibilitĂ© ont fui vers l’intĂ©rieur des terres, vers les « sertĂ”es », oĂč ils ont commencĂ© Ă cohabiter avec les sociĂ©tĂ©s indigĂšnes qui habitaient les rĂ©gions oĂč ils se sont installĂ©s. Comme lâa discutĂ© Richard Price (1996), ceux qui ont refusĂ© lâesclavage et la perte de leur condition humaine â en Ă©tant traitĂ©s comme la propriĂ©tĂ© de quelquâun â ont recherchĂ© et trouvĂ© des lieux situĂ©s dans des zones non disputĂ©es ni par les indigĂšnes ni par les colonisateurs. Ainsi, ils ont cherchĂ© Ă construire des barriĂšres structurelles empĂȘchant le contact entre la sociĂ©tĂ© esclavagiste et les groupes formĂ©s, mais qui ne faisaient pas obstacle Ă leurs contacts avec les populations urbaines ou rurales. Les barriĂšres structurelles Ă©taient naturelles, comme les zones marĂ©cageuses ou infestĂ©es de paludisme, les chaĂźnes de montagnes abruptes, les forĂȘts denses, les grottes et ravins, entre autres environnements similaires. Et les barriĂšres sociales correspondaient Ă des lieux sans valeur Ă©conomique, donc abandonnĂ©s pour diverses raisons, devenant ainsi des « terres de personne ». Il convient de souligner que ce processus initial d’« isolement » s’est transformĂ© en un processus d’« invisibilisation » durant le systĂšme esclavagiste, et les quilombos ont fini par sâimplanter Ă proximitĂ© des fermes, villages et villes, comme le prĂ©sente Almeida (2002). Mais la barriĂšre structurelle est restĂ©e une stratĂ©gie frĂ©quemment actualisĂ©e.
Avec la fin du systĂšme esclavagiste, de nombreux quilombos (ou mocambos, calhambos) ont accueilli un nombre considĂ©rable dâaffranchis, permettant la constitution d’autres petits regroupements dans leur entourage, grĂące Ă la prĂ©sence de terres publiques inoccupĂ©es (domaniales). De cette maniĂšre, les afrodescendants ont constituĂ© les communautĂ©s qui revendiquent aujourdâhui le droit constitutionnel dâĂȘtre reconnues comme descendantes de quilombos et dâobtenir la rĂ©gularisation fonciĂšre de leurs territoires.
Toute cette population afrodescendante, rendue invisible, est restĂ©e et continue de lutter pour prĂ©server sa libertĂ© et sa dignitĂ© humaine, mĂȘme cent ans aprĂšs la fin de lâesclavage.
Sérgio Ricardo Coutinho. IESB. Texte original en portugais.
 5 Références bibliographiques
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 Pour en savoir plus
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