La modernité et l’Église catholique

Sommaire

1 La modernité

1.1 Les changements de la modernité

1.2 Le processus de sécularisation

2 La modernité et l’Église catholique

2.1 Le début des « guerres culturelles » en Europe

2.2 La crise moderniste

2.3 L’engagement social du catholicisme conservateur

3 La modernité et l’Église catholique en Amérique latine

3.1 Consolidation des États et des Églises

3.2 Le catholicisme social en Amérique latine

4 Relation complexe de l’Église avec la modernité

4.1 Les tentatives de réconciliation de l’Église avec la modernité

4.2 Concile Vatican II et Conférences de l’Épiscopat latino-américain

4.3 Le dialogue nécessaire avec les temps historiques

5 Références bibliographiques

1 La modernité

1.1 Les changements de la modernité

Le monde occidental a connu de profonds changements à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. D’une part, la révolution industrielle a provoqué des transformations économiques et sociales irréversibles, avec des conséquences très significatives pour l’Amérique latine, qui a accédé au commerce atlantique avec un nouveau rôle de protagoniste. D’autre part, dans le domaine politique, le régime des libertés civiles et religieuses, symbolisé par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », a conduit à une période de turbulences redoutée par beaucoup. Il semblait y avoir « un lien direct entre le début de 1789 et la destruction des valeurs traditionnelles dans l’ordre moral, social et religieux » (AUBERT, 1977, p.44). Le monde occidental est entré dans « l’ère des révolutions », selon l’expression classique de Jacques Godechot – une ère qui allait durer plusieurs décennies. La révolution des colonies anglaises, la Révolution française, la révolution de l’Amérique espagnole et les révolutions libérales de 1830 et 1848 ont suscité diverses réalités politiques et sociales. De nouveaux acteurs collectifs – mouvements idéologiques, partis, armées, États, républiques, nations – allaient devenir les nouveaux protagonistes de l’histoire. Le libéralisme, la démocratie et la citoyenneté sont entrés en jeu, tant en Europe qu’en Amérique.

Ces processus ont impliqué des changements dans les idées, les croyances, les imaginaires, les valeurs et les comportements. Selon François-Xavier Guerra, un « nouveau système de références » a vu le jour : la victoire de l’individu, considéré comme la valeur suprême et le critère de référence pour mesurer les institutions et les comportements. Guerra souligne que cette victoire de l’individu a eu des conséquences importantes dans le domaine de la sociabilité. La nouvelle sociabilité moderne se caractérisait par l’association d’individus d’origines diverses, réunis pour discuter ensemble et tirer leurs propres conclusions. Salons, clubs, réunions sociales et associations formaient des sociétés égalitaires, où a émergé « l’opinion publique moderne, produit de la discussion publique et du consensus de ses membres » (GUERRA, 2009, p.40).

Il ne faut cependant pas considérer que la modernité est née contre l’Église catholique. D’une part, cela reviendrait à identifier entièrement les origines de la modernité avec certains principes du siècle des Lumières. Or, il y a eu, sans aucun doute, des penseurs des Lumières catholiques. D’autre part, comme le souligne Christopher Clark, on ne peut ignorer le caractère sélectif et idéologique, au XIXe siècle, de l’usage des termes « moderne » ou « antimoderne » (CLARK, 2003, p.46). En somme, l’image antithétique de l’Église et des catholiques rejetant en bloc la modernité doit être nuancée.

1.2 Le processus de sécularisation

Dans le contexte de la modernisation industrielle et du changement des références et des coutumes, des processus de sécularisation se sont développés, par lesquels certaines sphères de la vie sociale ont commencé à gagner en autonomie vis-à-vis du domaine religieux. Il ne faut pas simplifier le concept de sécularisation, qui est assurément très complexe ; on ne peut pas non plus limiter son développement à certaines périodes de l’histoire. Il est préférable de concevoir la sécularisation comme un « développement continu, comme un travail permanent de la religion qui, dans nos sociétés modernes, est recomposée, relocalisée et acquiert des modalités multiples, fragmentées, subjectives, peut-être fuyantes ». La sécularisation est – déclare Di Stefano – « (…) d’une part, la transition des régimes de chrétienté vers ceux de la modernité religieuse ; d’autre part, la recréation permanente des identités religieuses que ce passage a mises en mouvement » (DI STEFANO, 2011, p.4).

Ce processus s’est développé à différents niveaux et avec diverses conséquences. Selon la proposition de Karel Dobbelaere, on peut distinguer trois niveaux de sécularisation. La « sécularisation de la société » se réfère à la relation entre la société et la religion ainsi qu’à la désacralisation progressive de la vie sociale, en lien avec la laïcisation promue par la politique. Au niveau intermédiaire, la « sécularisation organisationnelle » implique l’autonomie progressive des organisations, pour la plupart d’origine ecclésiastique, qui s’éloignent de leurs références morales et religieuses et s’adaptent graduellement à un environnement profane. Enfin, la « sécularisation individuelle » est liée à la moindre influence ecclésiastique sur les croyances et les comportements des personnes, ce qui n’implique pas nécessairement une diminution de la foi en Dieu ou de la spiritualité religieuse. (DOBBELAERE, 2002, p.29-43).

En Amérique latine, ce processus complexe est plus évident à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et a eu un impact plus important sur les secteurs intellectuels – influencés par les courants de pensée rationalistes et positivistes – ainsi que dans les sociétés de christianisation tardive. La sécularisation a été particulièrement ressentie par les groupes d’élite qui, bien que peu nombreux, ont joué un rôle de leadership dans la vie politique, culturelle et sociale. Quoi qu’il en soit, l’Église catholique a continué à exercer une influence large et profonde sur de vastes secteurs sociaux et culturels.

De plus, dans la majorité des républiques latino-américaines, le processus de sécularisation a coïncidé avec deux autres processus importants, ce qui a multiplié les débats et les conflits. En effet, la construction des États-nations et la configuration des Églises catholiques locales et romanisées ont convergé comme des processus non exempts de tensions. En outre, ces processus ont également été à la fois des agents et des conséquences du processus de sécularisation, qui a obligé à établir des limites, à définir des espaces spécifiques et à redéfinir la relation entre le religieux et le politique (DI STEFANO, 2012, p.220-222).

2 La modernité et l’Église catholique

2.1 Le début des « guerres culturelles » en Europe

La réaffirmation catholique, qui a débuté en Europe à partir de 1815, s’est consolidée avec la Restauration, qui a revitalisé l’alliance entre le trône et l’autel. Bien que les révolutions libérales aient été accompagnées de nouvelles vagues d’anticléricalisme, au moment même de la naissance de la société industrielle, la vie chrétienne connaissait une période de renouveau qui a duré jusqu’en 1880. D’une part, on assistait à la revitalisation et à la création d’ordres et de congrégations religieuses. D’autre part, l’action pastorale se développait selon un nouvel esprit, accordant une valeur particulière à la religiosité populaire. C’était une époque de fêtes patronales et de processions, d’œuvres pour la jeunesse et de livres religieux populaires, de dévotion au Sacré-Cœur, d’adoration eucharistique et de piété mariale, de construction d’églises et d’un grand élan pour les pèlerinages collectifs.

Au milieu de l’année 1846, Giovanni Mastai Ferretti, qui avait parcouru les capitales du Cône Sud dans les années 1820, est devenu le pape Pie IX. Son pontificat, qui a duré plus de 30 ans, a coïncidé avec cette renaissance religieuse et avec le processus de centralisation romaine, qui semblait fondé sur une certaine inquiétude concernant la multiplicité des Églises locales et soutenait la subordination des évêques aux directives de Rome. Le pape et ses conseillers étaient convaincus que c’était la voie à suivre pour garantir la restauration de la vie catholique et regrouper les forces de l’Église pour affronter les défis du libéralisme antichrétien. Avec le soutien des nonciatures et des congrégations religieuses, parmi lesquelles se distinguait la Compagnie de Jésus, la romanisation a marqué la vie de l’Église pendant des décennies et a reçu l’adhésion enthousiaste des masses catholiques, attirées par l’intégrité et le charisme de Pie IX.

Dans la défense des valeurs chrétiennes, les catholiques romains et romanisés ont adopté tous les moyens modernes d’organisation, de mobilisation et de communication. Ils ont fondé des journaux et des revues qui critiquaient le libéralisme politique et la culture sécularisée, et ont soutenu la création de partis politiques afin de maintenir la solidarité et la morale des catholiques, créant un véritable réseau en Europe et, un peu plus tard, en Amérique latine.

2.2 La crise moderniste

Depuis le milieu du XIXe siècle, l’affirmation de l’Église de Rome comme référence pour l’Église universelle, ainsi que les condamnations progressives des idées libérales et des avancées du rationalisme, ont conduit à un rejet croissant de la part des groupes dominants et de ceux qui interprétaient la position du Vatican comme une rupture annoncée avec la modernité. En outre, entre 1861 et 1870, la « question romaine », concernant le rôle de Rome en tant que capitale des États pontificaux ou capitale du Royaume d’Italie en formation, a motivé le ralliement de la société catholique européenne au pape, dont la pleine liberté était revendiquée.

Dans la Constitution apostolique Ineffabilis Deus de 1854, Pie IX a défini le dogme de l’Immaculée Conception de Marie. Le 8 décembre de la même année, jour de la fête de l’Immaculée Conception, le décret correspondant a été promulgué. Marie, appelée à être la Mère de Dieu, a été préservée du péché originel, origine de la faiblesse initiale de la raison humaine. Exactement dix ans plus tard, le 8 décembre 1864, Pie IX publiait l’encyclique Quanta Cura, accompagnée d’un catalogue de quatre-vingts propositions jugées inacceptables, connu sous le nom de Syllabus errorum. Dans ce document, Pie IX condamnait des erreurs rejetées par toutes les écoles théologiques et incluait des avertissements contre le totalitarisme de l’État et les excès du libéralisme économique. Il s’opposait également à la conception libérale de la religion et de la société – au monopole étatique de l’éducation, à la sécularisation des institutions, à la séparation de l’Église et de l’État, à la liberté de culte et de presse. La dernière erreur condamnée était la suivante : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » Le Syllabus fut un texte controversé et provoqua des réactions complexes au sein et en dehors de l’Église catholique, notamment parmi les catholiques libéraux de France et de Belgique (AUBERT, 1977, p.49-50). L’avancée des troupes italiennes, la méfiance vis-à-vis de la Prusse protestante, la pression exercée par la bourgeoisie anticléricale dominante dans les républiques libérales, les élans du socialisme consolidé avec la réunion de la Première Internationale à Londres en 1864, la diffusion du positivisme scientiste et de l’évolutionnisme de Charles Darwin, ainsi que le développement de la propagande laïque ont provoqué une forte alarme, menant à l’exaspération des esprits et à de fermes condamnations.

L’invasion des États pontificaux et la chute de Rome, en septembre 1870, ont aggravé la « question romaine ». Au Concile Vatican I, ouvert le 8 décembre 1869 et suspendu après l’entrée des troupes italiennes à Rome, deux documents importants furent approuvés après de vifs débats : la constitution dogmatique Dei Filius – qui réaffirmait les fondements du christianisme face aux erreurs modernes : rationalisme, matérialisme et athéisme – et la constitution Pastor Aeternus – qui établissait la primauté de l’évêque de Rome et l’infaillibilité pontificale.

Entre 1870 et 1914, la « crise moderniste » atteignit son apogée et toucha les principales nations d’Europe occidentale : l’Empire austro-hongrois, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, la Belgique et l’Italie. L’exégèse biblique d’origine protestante et la publication des premières œuvres évolutionnistes de Charles Darwin ont influencé ce processus. La papauté et les sociétés catholiques résistèrent, de diverses manières, aux avancées de la sécularisation et à l’anticléricalisme. Toutefois, en 1878 commença le pontificat du pape Léon XIII, marqué par la prudence et un style pédagogique. Bien que le nouveau pontife ait maintenu la condamnation du libéralisme – liberté de religion, de presse, d’éducation et de conscience – de l’indifférentisme et du sécularisme, ses propositions furent novatrices dans les domaines social et même politique, à travers les encycliques Catholicae Ecclesiae (1890), Rerum Novarum (1891) et Graves de Communi Re (1901).

Au début du XXe siècle, la revitalisation du modernisme théologique, influencé par la théologie protestante, en particulier l’École de Tübingen, provoqua de nouveaux conflits. Dans cette nouvelle phase, les figures marquantes furent le théologien français Alfred Loisy (1857-1940) et le jésuite irlandais George Tyrrell (1861-1909), tous deux condamnés. Selon le cardinal Désiré Mercier, archevêque de Malines, théologien néo-thomiste renommé et recteur de l’Université catholique de Louvain, le modernisme théologique reposait sur deux grandes erreurs : premièrement, « le prétendu antagonisme entre l’Église et le progrès », et deuxièmement, « l’assimilation inconsciente de la constitution de l’Église catholique aux organisations politiques des sociétés modernes », ignorant l’autorité du pape et des évêques en tant que « continuateurs de la mission apostolique » de Jésus-Christ (MERCIER, 1907, p.35-38).

En 1907, l’encyclique Pascendi Dominici Gregis de Pie X condamna le modernisme comme « la synthèse de toutes les hérésies ». Un « serment antimoderniste » fut également institué, obligatoire pour « tout le clergé, les pasteurs, confesseurs, prédicateurs, supérieurs religieux et professeurs de philosophie et de théologie dans les séminaires ».

2.3 Engagement social du catholicisme conservateur

Parallèlement à la condamnation de la modernité, un engagement progressif des catholiques conservateurs contre la « question sociale » s’est manifesté tant en Europe que sur le continent américain. Plusieurs propositions et dénonciations avaient en commun un rejet ferme du libéralisme individualiste et du socialisme, associé à l’usage de la violence. En 1848, Frédéric Ozanam lança son appel « Allons aux barbares et suivons Pie IX » ; les « barbares » étaient les ouvriers – considérés comme dangereux par de nombreux chrétiens – acculés par la mécanisation et dont Ozanam connaissait bien les besoins. Vinrent ensuite les avertissements de nombreux évêques : Mgr Wilhelm Ketteler à Mayence, Mgr Maurice de Bonald à Lyon, Mgr Henry Edward Manning à Westminster, l’évêque Vincenzo Pecci à Pérouse, futur Léon XIII, appelant à l’engagement des laïcs catholiques. Les objectifs étaient la défense de l’Église, attaquée sur plusieurs fronts, et la reconquête de la société pour le Christ.

Bien que le catholicisme social naissant comprît diverses tendances, le courant le plus antilibéral prévalut, en partie à la suite des révoltes de 1848. Dans ce contexte, les diverses sources du catholicisme social se rencontrèrent. Faits prisonniers pendant la guerre franco-prussienne, les Français Albert de Mun et René de la Tour du Pin découvrirent le catholicisme social allemand et la figure de Mgr Ketteler. Une fois libérés, De Mun et La Tour du Pin promurent les Cercles catholiques d’ouvriers en France. Cette œuvre se répandit dans toute l’Europe et contribua de manière significative à la rechristianisation des classes dirigeantes et au renforcement des noyaux d’ouvriers chrétiens.

La coordination du catholicisme social européen fut stimulée après la chute de Rome, avec l’association de laïcs catholiques conservateurs très proches des questions sociales. En octobre 1870, avec le soutien du pape, naquit à Genève le « Comité de Défense Catholique », également appelé « Comité de Genève », présidé par Mgr Gaspard Mermillod, évêque auxiliaire de Lausanne-Genève. Composé de catholiques influents d’Autriche, de France, de Suisse, de Belgique et des Pays-Bas, le Comité développa deux tâches importantes : d’une part, la publication du journal Correspondance de Genève, qui transmettait des informations provenant secrètement du Vatican ; d’autre part, l’impulsion de la société catholique par des contacts permanents avec les comités catholiques européens et le Vatican. À partir de 1871, les membres du Comité se désignèrent comme « Internationale chrétienne ou catholique », et « Internationale noire », et la « question sociale » occupa une place privilégiée parmi les thèmes de leurs réunions annuelles. Ils soutenaient que le grand défi social de l’Église était la lutte contre la pauvreté et recommandaient un plus grand engagement social du clergé, la création d’associations de travailleurs chrétiens, l’organisation de conférences populaires, la création d’une presse populaire et, surtout, « la restauration du droit public chrétien », fondement social indispensable. En 1875, le Comité approuva le principe de l’intervention sociale de l’État et demanda aux catholiques de promouvoir le contrôle du travail des femmes et des enfants, d’améliorer le logement des ouvriers et de préserver le repos dominical.

Des personnalités liées au Comité de Genève ou à ses congrès participèrent aux cercles d’étude et aux commissions qui donnèrent naissance à l’Union de Fribourg, présidée par Mermillod, fondée en 1885 et active jusqu’en 1891. Sous l’influence de l’École de Vienne et de La Tour du Pin, l’Union de Fribourg forma un corporatisme organiciste, opposé frontalement au capitalisme libéral. En lien avec l’ancien Comité de Genève, ce laboratoire d’idées influença, à certains égards, la préparation de l’encyclique Rerum Novarum et la définition de la doctrine sociale de l’Église, qui incluait également des éléments plus démocratiques (LAMBERTS, 2002, p.15-101).

3 La modernité et l’Église catholique en Amérique latine

3.1 Consolidation des États et des Églises

Au commencement complexe de la vie indépendante des jeunes États ibéro-américains succéda le développement de deux processus parallèles de concentration du pouvoir. D’un côté, au niveau du gouvernement civil, il y eut la consolidation progressive du pouvoir de l’État dans les nouvelles nations. De l’autre, les autorités ecclésiastiques revendiquaient leur autonomie et se rapprochèrent progressivement de Rome, ce qui impliquait une révision du concept historique du patronage royal. En conséquence, les conflits se multiplièrent autour de deux axes : l’interprétation juridique du droit de patronage et la conception même de l’Église, pour les uns une institution dépendante de l’État, pour les autres une société indépendante et souveraine.

Dans les affrontements entre les autorités ecclésiastiques, soucieuses de leur autonomie, et les revendications des gouvernements républicains de se considérer comme héritiers du patronage royal, le soutien du Saint-Siège fut décisif. De plus, la défense de l’ultramontanisme et les condamnations sévères des idées libérales de la part de la papauté provoquèrent un rejet croissant parmi les groupes intellectuels, les leaders politiques et tous ceux qui interprétaient les positions du Vatican et des Églises locales comme une annonce d’éloignement – voire de rupture – avec la modernité.

Ce processus de consolidation des Églises catholiques locales, en communion avec le pape, s’effectua à travers des instruments précis. Outre la présence, dans certaines villes, de légats pontificaux, on peut également mentionner le travail constant de formation du clergé, par la création ou la restauration de séminaires, souvent dirigés par la Compagnie de Jésus, ainsi que la formation de prêtres à Rome. En ce sens, en 1858, fut fondé le Collège Pontifical Latino-Américain, sous la responsabilité des pères jésuites, accueillant des séminaristes de tout le continent, futurs évêques et formateurs du clergé. La presse catholique, les centres culturels et les établissements d’enseignement catholique se développèrent également, visant tous les niveaux socio-économiques. L’arrivée de nombreuses congrégations religieuses actives, dédiées à l’éducation ou au travail social, venues d’Europe, constitua une autre contribution essentielle à cette période. De même, suivant le modèle européen, des Congrès catholiques furent organisés avec une importante participation des laïcs : à Buenos Aires en 1883, à Montevideo en 1889, au Mexique en 1903. Enfin, les évêques latino-américains réaffirmèrent leur fidélité à Rome par leur participation au Concile Vatican I – 48 des 700 participants étaient originaires d’Amérique latine – et au Concile Plénier Latino-Américain de 1899 (LYNCH, 2000, p.78-79).

Tout au long de ce processus, le rôle des évêques fut déterminant, marquant profondément les Églises locales. Une génération de prélats nommés par le pape Pie IX à partir de la fin des années 1840 se caractérisa par un profil missionnaire affirmé, par leur proximité avec Rome et par les confrontations avec les gouvernements libéraux, qui aboutirent souvent à l’exil. En 1847, Rafael Valentín Valdivieso fut nommé archevêque de Santiago du Chili ; en 1852, Silvestre Guevara y Lira fut nommé archevêque de Caracas ; en 1853, Pedro Espinosa y Dávalos devint évêque de Guadalajara (Mexique) puis premier archevêque en 1863 ; en 1854, Mariano José de Escalada fut nommé évêque de Buenos Aires, et en 1866, premier archevêque. Tous participèrent au Concile Vatican I. Sous le pontificat de Léon XIII, une nouvelle génération se consolida, formée au Collège Pontifical Latino-Américain, diplômée de l’Université Grégorienne, et plus engagée dans l’action éducative et sociale de l’Église. Parmi eux figuraient des participants au Concile Plénier Latino-Américain : Pedro Rafael González y Calixto, évêque d’Ibarra en 1876 et archevêque de Quito en 1893 ; Mariano Soler, évêque de Montevideo en 1881 et premier archevêque en 1897 ; Jerônimo Thomé da Silva, évêque de Belém do Pará dès 1890 et archevêque de Salvador en 1893.

Tous représentaient, selon les mots de Christopher Clark, le « Nouveau Catholicisme », dont le discours réaffirmait l’influence « civilisatrice » de l’Église catholique tout au long de l’histoire occidentale. Le christianisme était synonyme de civilisation et la meilleure société possible était celle fondée sur la foi chrétienne, la pratique des vertus religieuses et la présence enseignante et directrice de la hiérarchie catholique.

3.2 Le catholicisme social en Amérique latine

Comme en Europe, les cercles catholiques conservateurs exprimèrent un fort engagement envers les premières manifestations de la « question sociale ». La création de cercles d’ouvriers, d’associations de secours mutuel et de coopératives fut à l’origine du mouvement social chrétien en Amérique latine. À partir des années 1870, des cercles catholiques d’ouvriers furent fondés dans plusieurs villes latino-américaines. En 1878, le père Ramón Angel Jara et Abdon Ruiz Cifuentes promurent la fondation du premier Cercle Catholique des Travailleurs à Santiago du Chili, et le modèle fut reproduit dans d’autres villes du pays. Également à Santiago, en 1885, fut créée l’Association des Travailleurs Saint-Joseph, sous l’impulsion du père espagnol Hilario Fernandez et du vicaire général de l’archidiocèse de Santiago, Joaquín Larraín Gandarillas. Cette même année, à Montevideo, naquit le premier Cercle Catholique des Travailleurs, à l’initiative d’un groupe de laïcs du Tiers-Ordre franciscain. En Argentine, le premier Cercle des Travailleurs fut fondé à Buenos Aires en février 1892, par le père rédemptoriste allemand Federico Grote. Au Mexique, la première Union des Cercles Catholiques des Travailleurs, ou Union Catholique Ouvrière, émergea du Congrès Catholique de 1907. Dans tous les cas, ces cercles d’ouvriers représentaient l’une des propositions les plus notoires pour lutter contre les effets de la pauvreté et instruire les travailleurs dans la doctrine sociale chrétienne.

La réception de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, en mai 1891, prit des caractéristiques diverses dans les Églises d’Amérique latine, en fonction du développement économique et social de chaque nation, ainsi que du degré d’engagement de la hiérarchie, du clergé et des laïcs envers la « question sociale ». Sa mise en œuvre se fit d’abord en Argentine, au Chili, en Uruguay, au Brésil et au Mexique, puis plus tard en Colombie et à Cuba. De toute façon, prévalut ce que Gerard Cholvy appela l’« interprétation minimaliste » de la Rerum Novarum, propre aux catholiques conservateurs, qui considéraient certaines des propositions de l’encyclique comme excessives ou estimaient qu’elles ne s’adressaient pas à leurs sociétés respectives. En Argentine, la presse catholique diffusa largement l’encyclique, mais il n’y eut aucun commentaire de Mgr Federico Aneiros, archevêque de Buenos Aires. Au Chili, la diffusion du document fut accompagnée d’une lettre pastorale de l’archevêque de Santiago, Dom Mariano Casanova, insistant sur la menace représentée par le développement du socialisme et le ressentiment entre les groupes sociaux. Au Mexique, sous le régime de Porfirio Díaz, l’encyclique fut publiée et diffusée dans plusieurs régions par le clergé et les organisations catholiques ; les évêques adoptèrent une attitude plus conciliante ou ambivalente envers le gouvernement. La réception de l’encyclique de Léon XIII fut tardive en Uruguay ; Mariano Soler, évêque de Montevideo depuis 1890, publia six ans plus tard la Lettre Pastorale sur l’Église et les Questions Sociales ainsi qu’un volumineux essai complémentaire, La question sociale face aux théories rationalistes et au critère catholique (SARANYANA, 2001, p.199-255).

4 La relation complexe de l’Église avec la modernité

4.1 Les tentatives de réconciliation de l’Église avec la modernité

À partir du milieu du XIXe siècle et tout au long du XXe, il y eut des moments de forte intensité dans les controverses, y compris parmi les catholiques, à propos des relations entre l’Église et les libertés modernes. L’accent de ces débats varia entre les questions politiques, sociales ou purement théologiques ; leur axe se situait dans le difficile équilibre entre le respect de la doctrine et du magistère de l’Église et la nécessité du dialogue et de l’intégration dans une société en constante évolution.

Au début, la crise du catholicisme libéral, tant en Europe qu’en Amérique latine, s’est concentrée sur les nouvelles propositions politiques et les relations entre l’Église et l’État. Elle opposa les partisans de l’Ancien Régime à ceux qui adhéraient à ce qui serait plus tard appelé « l’autonomie du temporel » ; les deux positions révélèrent leurs faiblesses lorsqu’elles devinrent extrêmes (AUBERT, 1977, p.45). Cet épisode motiva la première manifestation de ce qu’on appelle le « catholicisme de conciliation » – un retour aux sources, accompagné d’une volonté de s’adapter aux temps de la démocratie politique, du libéralisme économique et de la liberté culturelle. Il se heurta au « catholicisme de rejet », qui représentait l’adhésion, par certains secteurs de l’Église, à des positions défensives fermes vis-à-vis de la tradition, allant parfois jusqu’au repli (MALLIMACI, 2004, p.27-28). En ce sens, la publication du Syllabus en 1864 créa une grande confusion parmi les esprits modernes, également membres de l’Église.

Dans les deux premières décennies du XXe siècle, survint le second moment de controverse aiguë, avec la « crise moderniste » proprement dite, de nature résolument intellectuelle. Ses protagonistes tentèrent d’ouvrir un dialogue entre la culture catholique et les courants modernes de pensée dans les domaines scientifique, historique et critique. Les tentatives de relier foi et histoire, d’approfondir et de comparer les enseignements de Jésus de Nazareth avec ceux de l’Église nécessitaient un travail rigoureux et cohérent, guidé par des maîtres compétents ; cela ne fut pas toujours possible. Cette nouvelle tentative de « réconciliation » provoqua un nouveau « rejet ». En 1907, l’encyclique Pascendi de Pie X condamna les travaux d’exégèse biblique comme initiatives anti-catholiques et qualifia les « modernistes » d’« ennemis de l’intérieur ». Les conséquences furent complexes : d’une part, se consolida une tendance fondamentaliste qui résista à la modernisation de la société et s’opposa aux changements au sein même de l’Église, parfois à travers des œuvres déplorables comme La Sapinière ; d’autre part, les études bibliques et l’histoire des religions se développèrent – l’Institut Biblique Pontifical de Rome, l’École Biblique de Jérusalem – avec l’accompagnement du Vatican via la création de la Commission Biblique Pontificale.

Une troisième étape se manifesta à partir de la fin des années 1940, avec la réapparition du « catholicisme de conciliation » et du « catholicisme de rejet », sur la base des œuvres théologiques renouvelatrices développées par les dominicains à Le Saulchoir (Étiolles-sur-Seine, France) et les jésuites à Fourvière (Lyon, France). Cette Nouvelle Théologie s’opposa à l’intellectualisme scolastique, approfondit l’étude des Pères de l’Église et remit en question l’écart entre la théologie et la culture moderne. Elle motiva également les censures promues par l’encyclique Humani Generis du pape Pie XII en 1950, ainsi que les purges menées à Fourvière et au Saulchoir quelques années plus tard. Moins de quinze ans plus tard, plusieurs des théologiens censurés joueraient un rôle de conseillers au Concile Vatican II. Jean Daniélou, SJ, Yves Congar, OP, et Henri de Lubac, SJ, furent nommés cardinaux.

4.2 Concile Vatican II et conférences de l’épiscopat latino-américain

Le processus de réunification des Églises d’Amérique latine venait à peine de commencer, avec la réunion de la Première Conférence Générale de l’Épiscopat latino-américain à Rio de Janeiro en 1955 – qui verrait la création du CELAM – lorsque commencèrent les travaux préparatoires du Concile Vatican II en 1959, impulsé par Jean XXIII.

Le Concile Vatican II représenta, selon Alberto Methol Ferré, le premier dépassement de la modernité par l’Église. « Pour cet aggiornamento, l’Église devait réassumer l’ensemble de la modernité, dont elle s’était défendue durant le processus de décomposition de la chrétienté médiévale et baroque » (METHOL et METALLI, 2006, p.64). Non sans difficulté, l’Église serait parvenue, lors de Vatican II, à répondre aux défis de la Réforme protestante et des Lumières laïques, en assumant leurs enjeux et en assimilant le meilleur de chacun de ces processus.

Cependant, le Concile Vatican II, qui inaugura une nouvelle ère dans l’histoire de l’Église catholique, fut vécu de manière atténuée par les Églises latino-américaines. « Les Églises d’Amérique latine recréèrent le Concile, une fois celui-ci achevé » – dit Methol. En effet, à la fin des années soixante, « la logique du Concile » pénétra en Amérique latine à travers la Constitution Apostolique Gaudium et Spes de décembre 1965, l’encyclique Populorum Progressio de mars 1967, et la réunion de la Deuxième Conférence Générale de l’Épiscopat latino-américain à Medellín, à la mi-1968 (METHOL et METALLI, 2006, p.62).

Trois ans après la clôture du Concile, la Conférence de Medellín a eu lieu, provoquant un bouleversement sans précédent dans les Églises et les sociétés latino-américaines. À partir de la revalorisation de la dimension humaniste — sans pour autant renier le caractère transcendant — du christianisme, la Conférence de Medellín a contribué à accroître la préoccupation pour la justice et à revaloriser l’engagement politique comme service. « L’objectif n’était pas la ‘défense de la foi’, comme à Rio de Janeiro, mais la solidarité radicale de l’Église avec les pauvres et les opprimés d’Amérique latine, dans le sens biblique de l’irruption de Dieu libérateur dans l’histoire » (METHOL, 1986).

L’Église latino-américaine a traversé, durant la décennie suivante, une période de risques et de décisions précieuses. Les résultats des travaux et réflexions théologiques latino-américains se sont manifestés lors de la IIIe Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain à Puebla, en 1979. Fortement inspirée par l’Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, la Conférence de Puebla s’est centrée sur l’évangélisation continentale et s’est conclue par une réaffirmation de la nécessité pour toute l’Église d’une conversion à une option préférentielle pour les pauvres, en vue de leur libération intégrale.

4.3 Le dialogue nécessaire avec les temps historiques

Dans sa relation avec les changements des temps historiques, se manifeste la complexité des définitions ecclésiales. L’Église catholique est certes une, par sa foi en Jésus-Christ, ses vérités doctrinales et son adhésion au magistère ; mais elle est aussi diverse, car elle doit s’insérer dans des contextes historiques et culturels en constante évolution, et dialoguer avec eux.

En ce sens, l’engagement envers l’unité et la pluralité comporte des risques. Un regard exclusivement concentré sur l’unité peut conduire à des attitudes fondamentalistes et au rejet de toute forme de « catholicisme de conciliation ». À l’inverse, un regard qui met uniquement l’accent sur la diversité peut tomber dans des positions relativistes, car la conciliation n’est pas toujours possible.

« Dialoguer avec le monde exige d’être parfaitement bilingues, c’est-à-dire de porter en soi-même la révélation de Jésus-Christ et de connaître les langages contemporains des hommes » (POUPARD, 2005, p.26), a affirmé le cardinal Poupard en 2004, invitant à être fidèles à la foi tout en étant ouverts et innovants.

Susana Monreal, Université Catholique d’Uruguay. Texte original en espagnol.

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