La réception du Concile Vatican II en Amérique latine et dans les Caraïbes. Un aperçu global de quelques points pertinents.

Résumé

Introduction

1 Les signes des temps – Méthode Voir-Juger-Agir

2 L’irruption des pauvres et pour eux la manifestation de Dieu

3 Transformations dans certaines formes de vie du Peuple de Dieu

3.1 Le service presbytéral

3.2 Transformations dans la vie religieuse ou consacrée

4 La lecture populaire de la Bible et l’animation biblique de toute la pastorale

5 La réforme liturgique et la religiosité populaire

Réflexions finales

Références

Introduction

Analyser la réception conciliaire dans les églises d’un continent est une tâche qui requiert une claire conscience des limites. D’un côté, l’œuvre du Vatican II couvre les thèmes les plus divers de la vie de l’Église et des théologies d’une région ; d’un autre côté, particulièrement en Amérique latine et dans les Caraïbes, la conscience de la complexité et de la diversité des réalités socioculturelles grandit. Ce ne sont pas seulement les différences entre les pays, mais aussi entre les multiples sous-cultures en leur sein. Le Synode panamazonien de 2019 révèle également que certaines régions partagent des modes de vie et des défis au-delà des frontières politiques nationales. Il s’agit de plus de sept millions et demi de kilomètres carrés couvrant neuf pays (Brésil, Bolivie, Colombie, Équateur, Guyane, Pérou, Suriname, Venezuela, y compris la Guyane française). La région compte environ trois millions de peuples autochtones, représentant environ 390 peuples et nationalités différents. Cependant, même avec toutes ces réalités plurielles et complexes, il est possible de reconnaître des caractéristiques communes, même en référence à la vie de l’Église, ce qui nous permet de parler d’une réalité latino-américaine et caribéenne.

Il existait et existe encore aujourd’hui un consensus quasi unanime sur la valeur positive et décisive du Concile pour la vie de l’Église sur ce continent. Cela peut être vérifié dans les textes les plus divers : épiscopaux – individuels et collégiaux – les innombrables productions théologiques et pastorales de multiples groupes, particulièrement des groupes de prêtres de divers pays, de congrégations religieuses, etc. Le Vatican II, dans son ensemble, est rapidement devenu un symbole de renouveau. Certaines analyses ont adopté l’image d’une nouvelle Pentecôte pour caractériser l’importance de cet événement. Beaucoup des expressions les plus typiques du catholicisme latino-américain post-Concile, comme les communautés ecclésiales de base (CEB), la lecture populaire de la Bible, la valorisation de la religiosité populaire, l’insertion de la vie religieuse dans les milieux pauvres, y compris la théologie de la libération, sont reconnues comme des réalités théologico-pastorales redevables et reconnaissantes de l’événement conciliaire. Ces réalités ecclésiales, parmi d’autres, sont celles qui permettent d’affirmer que la réception dans ces terres a été « sélective, créative et fidèle » (GALILEA, 1987).

Un autre aspect général caractérise la réception : les mêmes textes du Vatican II n’ont pas été travaillés directement dans la même proportion que dans d’autres langues et régions. L’analyse de la réception conciliaire doit encore être faite là où son lien avec le Vatican II n’est pas explicite. Il est possible de parler d’un lien médié, mais en aucun cas superficiel. Deux faits peuvent être vérifiés dans une grande partie de la littérature théologique de notre continent, contrairement à la recherche dans d’autres latitudes. Le Vatican II est normalement considéré conjointement avec la Conférence de Medellín comme un unique grand événement de célébration et de réception. Probablement la nature encore très européenne du Concile, visible dans ses thèmes actuels et aussi dans ceux absents, a contribué à cette dynamique. Ainsi, à la fin de la 50e année, on parlait d’une « mémoire double », le Concile et la Conférence de Medellín (LIBANIO, 2013, p. 164). G. Gutiérrez a bien caractérisé cet aspect.

Je considère qu’en Amérique Latine et aux Caraïbes, il est légitime de comprendre par événement conciliaire l’ensemble de trois éléments : Jean XXIII et ses interventions durant les deux années précédant l’ouverture du Concile, où il a exprimé des intuitions qui n’ont pas été totalement reconnues au Concile. (…) En second lieu, les documents conciliaires élaborés après de longues discussions, y compris le climat dans lequel ils ont été discutés et approuvés. Enfin, la Conférence épiscopale de Medellín, convoquée pour considérer la situation de l’Église et de l’Amérique Latine à la lumière du Concile, a été la première et créative réception trois ans après l’apogée du Vatican II. (…) Medellín a été, en même temps, une lecture du Vatican II de l’Amérique Latine et des Caraïbes. (GUTIÉRREZ, 2013, p. 116-117)

Avec le début de la “latino-américanisation” du Vatican II (GALLI, 2018, p. 14) émerge un nouveau phénomène. La naissance de la conscience d’être une église régionale avec ses propres traits, avec des réalités différentes de celles des autres continents, notamment l’Europe, trouve son point de départ précisément dans l’événement du Concile et sa réception immédiate à la Deuxième Conférence épiscopale latino-américaine tenue à Medellín (1968). Cet événement est caractérisé “en un certain sens”, comme “l’acte de naissance de l’Église latino-américaine et caribéenne” (BEOZZO, 2008).

La réception de l’héritage conciliaire, d’autre part, est en grande partie liée à certains grands textes magistériels ultérieurs. Un cas emblématique est représenté par l’exhortation Evangelii Nuntiandi (1975), décisive pour la perspective de la Conférence Générale tenue à Puebla (1979) ; cette exhortation est le document post-concile le plus pertinent selon François (FRANÇOIS, 2014a). L’encyclique Populorum Progressio (1967), qui présente une réflexion insuffisamment discutée au Vatican II, a eu une influence importante sur la Conférence de Medellín ; elle a même été qualifiée de « quelque chose comme la Gaudium et Spes du Tiers Monde » (GUTIÉRREZ, 2018, p. 86).

 1 Les signes des temps – Méthode Voir-Juger-Agir

La perspective méthodologique utilisée dans le langage magistériel, dans la programmation de l’action pastorale de l’Église et dans l’élaboration théologique de ces décennies révèle l’une des principales lignes d’accueil du Concile sur le continent. Le théologien chilien Juan Noemi a justement caractérisé la nouvelle situation : « Avant le Vatican II, prédomine un exercice théologique pour lequel le contexte spatial et temporel constitue une extériorité, un accident qui n’est pas considéré en soi comme déterminant pour la théologisation » (NOEMI, 1996, p. 31). Avec cette perspective historique et de méthodologie théologique, il devient plus évident ce qui s’est passé lors de la Conférence de 1968 :

la chose la plus décisive à Medellín n’est pas d’avoir mis sur la table la question de la libération en tant que telle, mais plutôt que, pour la première fois de manière explicite et consciente, la situation de l’Amérique Latine est considérée, non plus comme un accident dispensable, mais comme toile de fond à laquelle l’exercice théologique est confronté. (…) Cela encourage un travail théologique situé et responsable de la réalité concrète et non au-delà d’elle. (NOEMI, 1996, p. 46)

Dans cette perspective, on perçoit alors le succès d’une découverte de Víctor Codina : Gaudium et Spes est “le texte qui a eu le plus grand impact en Amérique Latine pour son invitation à écouter et à discerner les signes des temps” (CODINA, 2013, p. 84). Comme on le sait, le Vatican II a fait un premier pas très débattu lors de l’élaboration de la Constitution pastorale. Parmi les nouveautés proposées par la dernière version du soi-disant Schéma XIII à la quatrième session du Concile figurait la structure herméneutique du document qui, comme l’affirme C. Theobald, “était fondée sur la méthode inductive ‘voir-juger-agir’ de l’Action Catholique, introduite comme un schéma structurant au printemps 1965” (THEOBALD, 2015, p. 228). À partir de ce moment, l’interprétation des signes des temps, expression biblique et pastorale qui symbolise cette méthode, a été acquise comme principe théologique sur lequel toute la future Constitution s’organise. De plus, cette méthodologie inductive, avec une trilogie dialectiquement articulée, créée par Joseph Cardijn, fondateur de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), était déjà utilisée avant le Concile dans de nombreuses instances de la vie des églises en Amérique Latine et dans les Caraïbes (BRIGHENTI, 2015, p. 608-615).

Il est possible de vérifier dans les dialogues et la bibliographie internationaux que la constitution Gaudium et spes et, en particulier, cette méthodologie, ont réellement été adoptées sur les différents continents, bien que de manière différenciée (SANDER, 2005, p. 835-859). Ainsi, les théologies de la libération sous leurs différentes formes ‒ nord-américaines, sud-américaines, asiatiques et africaines ‒ ont eu, dans cette manière de procéder, un “modèle commun”, un “fil conducteur”, même si leur diversité de genre, d’origine économique, nationale et ethnique, culturelle et/ou religieuse, ne doit pas être sous-estimée (PHAN, 2000, p. 62).

Mais il faut reconnaître que, sous cette perspective méthodologique, l’Amérique Latine a parcouru un chemin particulier après le Concile : cette approche a eu un retentissement et un développement plus importants chez elle que dans d’autres régions. La Conférence de Medellín (1968) a adopté de manière créative la méthode de réflexion théologique de la Constitution pastorale. Sa principale caractéristique est que, contrairement au Concile, la méthode n’a pas seulement influencé un document, mais la “mécanique de travail”, comme on l’appelait, de toute la Conférence, qui s’est modelée sur les documents élaborés. Grâce à Medellín, d’ailleurs, l’impact de la méthode pour façonner l’identité ecclésiale latino-américaine dans les années suivantes est indéniable. Comme l’a affirmé Brighenti, elle est à la base des pratiques ecclésiales populaires qui ont abouti à l’option préférentielle pour les pauvres, à la formation des communautés ecclésiales de base, à la pratique de la lecture populaire de la Bible, au développement de l’assistance pastorale sociale, à la militance citoyenne et à la théologie de la libération elle-même (BRIGHENTI, 2015, p. 608). Toutes ces expressions ecclésiales, avec leurs richesses et leurs limites, représentent une certaine nouveauté théologico-pastorale qualitative dans l’histoire de l’Église et, en grande partie, identifient par leur “originalité” le cheminement et le visage particulier latino-américain. Dans ce sens, la déclaration de José Legorreta, que de nombreux auteurs partageraient, est significative : « la méthode voir-juger-agir est devenue emblématique de la nouvelle façon d’être Église et de faire de la théologie en Amérique Latine » (LEGORRETA, 2015, p. 255).

Un fait a particulièrement marqué le développement postérieur à Medellín : les remises en question de la méthode voir-juger-agir dans les diverses Conférences Générales de l’Épiscopat Latino-américain ou à leur occasion. Adoptée sans discussions à l’époque de Medellín (1968), la méthode a subi des attaques répétées lors des conférences suivantes, jusqu’à Aparecida (2007), sans exception. En particulier, la Conférence de Saint-Domingue (1992), car elle représente le cas le plus significatif de ce recul. Que cette forme théologique, inductive et historique de procéder, qui a particulièrement caractérisé la manière d’être et de faire l’Église de ce continent, ait rencontré d’importantes oppositions, notamment au centre romain de l’Église, est un autre signe de son importance et de ce qui était en jeu.

 2 L’irruption des pauvres et en eux la manifestation de Dieu

 En raison de sa richesse et de sa complexité, il n’est pas facile de caractériser en quelques mots le cœur du processus ecclésial et l’originalité théologique de ces décennies sur le continent générée à partir de Medellín. Plusieurs auteurs ont suggéré une formulation en ces termes : la nouveauté réside dans l’irruption des pauvres et en eux la manifestation de Dieu (SOBRINO, 2016, p. 208).

Ce qui était une conviction embryonnaire dans les années 1960, en 50 ans, a fini par inspirer toute une manière de comprendre l’Église en Amérique Latine et dans les Caraïbes et par activer le développement de la première théologie contextuelle proprement dite, non européenne : la théologie de la libération. Les pauvres continueront à être un thème déterminant sur le continent, comme un « lieu théologique » par lequel on cherche à comprendre l’Évangile[1]. L’expression « près des pauvres, proches de Dieu » condense un critère clé et décisif du discernement évangélique (GUTIÉRREZ, 2010).

En adoptant la méthode Gaudium et spes d’observer l’histoire pour y examiner la présence et la volonté de Dieu, les latino-américains ont découvert que, au-delà de ce que le Concile avait alerté (PLANELLAS, 2014), le signe des temps correspondant à leur contexte consistait en les grandes transformations qui affectaient tous les aspects de la vie des gens, particulièrement la vie des plus pauvres et opprimés, leur émergence en tant que sujets historiques et l’alerte sur la spirale de violence. Dans la seconde moitié du XXe siècle, il y a eu une véritable irruption des pauvres dans l’histoire, soit comme nouveaux sujets capables de s’organiser et de lutter dans le champ social et politique, soit comme masses dont la misère était considérée comme une injustice structurelle et non une simple fatalité.

Le Magistère Épiscopal Latino-Américain post-Concile et la théologie de la Libération, étroitement liés au début, ont réfléchi sur cette réalité de manière originale. À Medellín (1968), en particulier, est affirmée de manière rudimentaire, mais avec beaucoup de force, l’origine théologique stricte de ce que, par la suite, la Conférence de Puebla (1979) appellera « option pour les pauvres » ou « option préférentielle pour les pauvres » (DPb n.733-735, 1134-1165). “La phrase option préférentielle est nouvelle, le contenu est très ancien, il suffit d’ouvrir la Bible pour le trouver” (GUTIERREZ, 2010, p. 14).

La pauvreté à laquelle l’Église Latino-Américaine des années 1960 et 70 faisait allusion était principalement celle des paysans dans le milieu rural, celle des migrants paysans dans les grandes villes et des travailleurs industriels. De toute façon, elle était reconnue chez des personnes socio-économiquement pauvres, c’est-à-dire des latino-américains démunis de nourriture, de santé, de logement, d’éducation ; des personnes exploitées ou des foules de chômeurs. À mesure que plusieurs des pays perdaient leurs démocraties et devaient endurer des dictatures militaires, les églises latino-américaines voyaient apparaître de nouveaux types de pauvres parmi les victimes de violations des droits de l’homme (persécutés, torturés et disparus) et leurs proches qui exigeaient justice. Aux carences susmentionnées s’ajoutaient l’insécurité, le manque de liberté, l’humiliation et le sans-abrisme (DPb n.49, 314, 347).

Ces années-là, l’Amérique Latine était également marquée par le scénario de la Guerre froide menée entre les grandes puissances des États-Unis et de l’Union Soviétique. Les pays latino-américains, appartenant au soi-disant Tiers Monde, s’alignaient ou étaient forcés de le faire ‒ avec le capitalisme ou le marxisme. La Révolution cubaine (1959) a été un jalon qui a influencé toute la décennie des années 1960 jusqu’à ce que l’accès démocratique au pouvoir du président Salvador Allende au Chili (1970) offre un autre paradigme de socialisme possible. Le coup d’État militaire qui a renversé Allende a inclus le pays dans la longue liste de nations latino-américaines qui, ces années-là, ont eu des dictatures militaires (Argentine, Bolivie, Brésil, Équateur, Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Paraguay, Pérou, Uruguay). La dictature de Pinochet au Chili (1973-1990) a été pionnière en essayant le néolibéralisme qui, plus tard, dans les années 1990, a dominé une partie du continent. La chute du Mur de Berlin (1989), une sorte de triomphe de la société capitaliste occidentale, a eu un fort impact sur les mouvements sociaux et politiques latino-américains de gauche, ainsi que sur la théologie de la libération.

Dans la tentative de comprendre la pauvreté et ses causes, dans les années 1960, les théologiens de la libération ont tracé leur propre chemin appliqué aux sciences sociales, qui consistait à abandonner la « théorie du développement » ‒ qui supposait que les pays sous-développés suivraient naturellement le cours des pays développés ‒ et à adopter les « théories de la dépendance », qui postulaient la nécessité de « libérer » les pays pauvres des riches, car le lien entre eux était précisément le facteur qui créait la richesse des uns et la pauvreté des autres (OLIVEROS, 1977, p. 38-46 ; GUTIÉRREZ, 1990, p. 127-137). Il est vrai que, « malgré ses limites », cette « théorie a fait avancer qualitativement » l’étude de la réalité sociale du continent, rappelle Gutiérrez. « Peut-être que sa principale contribution a été de faire voir la nécessité d’une analyse structurelle, c’est-à-dire de ne pas se limiter à une simple description de la situation » (GUTIÉRREZ, 2018, p. 88).

Le concept des pauvres n’a acquis une densité théologique plus grande que lorsque Medellín, Puebla et la Théologie de la libération ont distingué, grâce aux Écritures, entre la pauvreté « matérielle » ‒ la pauvreté socio-économique ‒ et la pauvreté « spirituelle » ‒ l’engagement de solidarité avec les pauvres. Gutiérrez a utilisé l’expression : « avec les pauvres contre la pauvreté ». De cette façon, les pauvres ont commencé à être considérés comme un sujet théologique, soit parce qu’ils ont un privilège épistémologique pour comprendre l’Évangile, soit parce que leur réflexion théologique sapientiale est valorisée. La réflexion magistérielle et théologique a valorisé la lutte agonisante des pauvres simplement par leur vécu, et par leur capacité à évangéliser et à révéler Dieu comme le Dieu des pauvres.

Dans les décennies suivantes, la persistance du phénomène de la pauvreté et la complexité croissante de sa réalité ont donné lieu, d’une part, à un grand nombre de conceptualisations et de terminologies qui cherchent à comprendre et à expliquer ce monde et, d’autre part, à des stratégies et des propositions de solutions à ses problèmes structurels. La pauvreté est de plus en plus exprimée de différentes manières.

En ce qui concerne la mise à jour de la vision théologique sur le problème, l’argument central réside dans l’acquisition d’une meilleure compréhension de la complexité de la pauvreté. D’une importance particulière a été le développement de la prise de conscience croissante sur la question raciale, la « manifestation publique » des cultures autochtones et l' »émergence » des questions spécifiques des femmes. D’autre part, un aperçu de l’écologie est apparu avec les yeux des pauvres (BOFF, 2011). Le Magistère continental, en particulier lors des Conférences Générales postérieures à Medellín et Puebla, à savoir celles de Saint-Domingue (1992) et Aparecida (2007), a ratifié l’option pour les pauvres et a mis en évidence son caractère christologique (DSD n.2033-2035 ; 2130 ; DAp n.128, 397-399). Si Puebla a demandé de découvrir dans le visage de divers types de pauvres le visage du Christ (DPb n.31-39), Saint-Domingue a élargi ces visages (DSD n.178) et Aparecida les a simplement multipliés (DAp n.65).

François, le premier pape latino-américain de l’histoire, représente aujourd’hui le choix des pauvres au plus haut niveau de l’Église : le siège de Rome. Sa phrase « combien je voudrais une Église pauvre et pour les pauvres », au début de son pontificat, caractérise son programme de gouvernement exprimé dans son Exhortation Evangelii Gaudium. À juste titre, il a été dit que ce texte, sans être une lettre appartenant à la doctrine sociale de l’Église – thème important pour son interprétation ‒, est le document le plus élaboré et détaillé sur le thème de l’Église et des pauvres dans toute l’histoire du magistère de l’évêque de Rome.

3 Transformations dans certaines formes de vie du Peuple de Dieu

Il est dangereux d’idéaliser de manière romantique l’Église latino-américaine, a averti V. Codina (CODINA, 1990, p. 107). Beaucoup de ceux qui viennent sur le continent pour la première fois pensent que dans chaque paroisse ils trouveront des communautés de base, que dans chaque diocèse il y a des évêques comme Monseigneur Romero, que dans chaque Église il y a des laïcs exemplaires qui proclament la parole jusqu’au martyre, que dans chaque communauté religieuse les gens sont insérés parmi les pauvres et sont véritablement prophétiques. La réalité est très différente et parfois même décevante. Au contraire, la grande majorité des chrétiens vivent dans des structures ecclésiales traditionnelles, y compris pré-Concile. Le machisme, en général, et le cléricalisme, en particulier, imprègnent fortement les mentalités et les pratiques de nombreux agents pastoraux, évêques et prêtres. Les structures paroissiales non renouvelées ne sont pas une exception. Les organes diocésains, tels que les conseils presbytéraux ou les conseils pastoraux, ont une existence plus formelle qu’opérationnelle. Le déficit dans les processus synodaux à tous les niveaux est une caractéristique très enracinée et généralisée. Ce sont toutes des formes de vie personnelle et des pratiques institutionnelles difficiles à transformer. En particulier, les inégalités de genre, si visibles dans les structures ecclésiales, trouvent un soutien important dans les coutumes culturelles fortement patriarcales de nos pays, qui se manifestent, sans exception, dans toutes les classes sociales et dans les domaines les plus divers : famille, politique, affaires, syndicats, universités, etc. Ainsi, lorsque nous parlons de nouvelles formes ecclésiologiques, comme les CEB, ou l’option pour les pauvres, il s’agit de réalités minoritaires, mais significatives.

Une évaluation générale de la réception du Concile du point de vue ecclésiologique pourrait mettre en évidence, parmi les principaux aspects pertinents, la collégialité épiscopale matérialisée dans le CELAM (FELICIANI, 1974 ; ESCALANTE, 2002), l’émergence et le développement des mêmes communautés ecclésiales de base (MARINS, 2018), ainsi que l’important sens que le concept théologique de Peuple de Dieu a été assumé par la Lumen Gentium comme catégorie architectonique de la vision renouvelée de l’Église (GALLI, 2015, p. 413). Un autre point de vue est également intéressant à examiner : les profondes transformations vécues par les divers membres et vocations dans le Peuple de Dieu ; des transformations théoriques et aussi dans leurs modes de vie concrets. Certains aspects de deux d’entre eux sont brièvement soulignés : prêtres et vie religieuse ou consacrée.

3.1 Le service presbytéral

Certaines des idées fondamentales du décret Presbyterorum ordinis, qui cherchait à promouvoir un renouveau de l’image du sacerdoce existant avant Vatican II, ont été récemment définies. Elles représentent un pas dans une certaine direction : a) de l’optique de la consécration à la perspective de la mission ecclésiale. Trente était parti d’une perspective sacramentelle, de l’eucharistie à l’ordre, Vatican II place la doctrine dans un contexte plus large, comme une modalité de réalisation de la mission ecclésiale ; b) de la singularité du ministère cultuel à l’intégration des ministères prophétiques et pastoraux ; c) d’une vision sacerdotale individualiste à une vision sacerdotale communautaire, dans laquelle ce ministère se caractérise également comme participation au ministère épiscopal. Le choix du vocabulaire presbytéral par rapport au sacerdotal en raison de sa plus grande proximité avec la langue du Nouveau Testament et pour souligner davantage sa spécificité ne peut être sous-estimé ; d) du prêtre alter Christus et médiateur ‒ expressions délibérément exclues ‒ au prêtre qui agit en la personne ou au nom du Christ ; e) de la sainteté comme aliment du ministère au ministère comme élément de la même sainteté avec une catégorie unificatrice de tous les aspects du ministère et de la vie sacerdotale, la charité pastorale (CASTELLUCCI, 2017, p. 317-326). En ce sens, il semble correct d’évaluer que l’enseignement conciliaire exprimé dans Presbyterorum ordinis représente « un renouveau et un approfondissement substantiel de la théologie du service presbytéral », non un simple « amalgame incohérent de conceptions distinctes », mais une vision « concise et concluante de ce ministère » (FUCHS, 2005, p. 543). Par conséquent, sans ignorer les limitations, le véritable développement et progrès historique-dogmatique doivent être reconnus dans cette question conciliaire. L’histoire de la réception dans ce domaine ne se résume pas à ce document clé, mais est intimement liée à la vision générale de la Lumen Gentium, aux importantes perspectives ouvertes par la Gaudium et spes, particulièrement dans la lecture des signes des temps et dans ses réflexions sur la relation entre foi et histoire et, non moins important, à la rénovation liturgique ‒ Sacrosanctum Concilium ‒ qui a rapidement changé la vie concrète des prêtres dans des pratiques aussi importantes que quotidiennes. Mais comme le montre l’analyse des divers processus historiques sur le continent, l’influence du Concile ne doit pas être surestimée ; c’est un élément décisif, mais aux côtés d’autres non moins pertinents qui nous permettent de comprendre ce qui s’est passé durant ces décennies.

On peut reconnaître que c’est, en fait, l’un des domaines faibles du renouveau conciliaire sur le continent. Certains aspects de Medellín, contraires aux nouveaux tons de Presbyterorum ordinis, semblent en être un symptôme initial. Cela est indiqué, par exemple, dans le vocabulaire utilisé, dans le même titre « Prêtres », dans la constitution d’un ministère indépendant d’une communauté concrète, avec un schéma descendant. Le jugement de F. Taborda est significatif : malgré la perspective de l’option pour les pauvres, typique de tous les textes de Medellín, « la théologie du presbytérat décrite » dans le document respectif « est décevante » (TABORDA, 2017, p. 211). La question ici est de savoir si, à la lumière du processus vécu au cours de ces décennies, nous ne sommes pas confrontés dans ce domaine à un phénomène plus global, qui n’est pas spécifique au catholicisme latino-américain.

Le décret Optatam totius, quant à lui, a reçu un accueil favorable de manière similaire aux autres documents conciliaires. Il est pratiquement impossible de faire une évaluation des processus vécus durant ces décennies dans les séminaires de formation des candidats au presbytérat étant donné la diversité des pays et la complexité des questions. Bien qu’il soit vrai qu’ils maintiennent une structure relativement uniforme basée sur les normes et orientations du Saint-Siège. On ne peut nier des processus de changement, parmi lesquels on peut souligner une plus grande importance donnée à la formation humaine, avec la contribution croissante de la psychologie à la formation pastorale. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, de nombreux aspects positifs déjà reconnus par le document de Medellín pourraient être souscrits :

On note une plus grande intégration dans l’équipe de formateurs ; actualisant cela par des cours et des rencontres de réflexion ; un effort pour une formation plus personnelle des séminaristes dans un environnement familial ; l’intégration du séminaire dans la communauté ecclésiale et dans la communauté humaine ; plus de contact entre l’évêque et les prêtres paroissiaux avec le séminaire ; une plus grande ouverture aux réalités du monde d’aujourd’hui et de la famille ; la rénovation des méthodes pédagogiques ; l’application d’une psychologie saine dans le discernement et l’orientation des candidats. (DMed n.13, 6)

Certains aspects négatifs, déjà indiqués à l’époque de Medellín, semblent conserver toute leur actualité, bien que dans un nouveau contexte culturel, tels que l’existence de « formateurs insuffisamment préparés » ou les « failles dans la formation en direction de la maturité humaine pleine » (DMed n.13, 5). La participation des laïcs et des laïques dans la formation est encore limitée. Un point central semble ne pas avoir été atteint : malgré les transformations réalisées, la mentalité cléricale, exprimée en formes de leadership et pratiques institutionnelles, ne présente pas une amélioration substantielle. Cela remet en question l’ecclésiologie qui, de fait, non dans la déclaration d’intentions, est à la base des projets de formation. La question se pose jusqu’à quel point la structure même des séminaires ne contribue pas à l’immobilité dans cet aspect si important pour la réalisation d’une ecclésiologie du Peuple de Dieu. Les profonds défis posés par la soi-disant culture postmoderne, que souligne Aparecida (DAp n.318), ne peuvent être ignorés. Quoi qu’il en soit, les limitations observées dans les structures de formation ne semblent pas être une caractéristique spécifiquement latino-américaine de l’accueil conciliaire, mais une question commune à d’autres régions géographiques de l’Église.

3.2 Transformations dans la vie religieuse ou consacrée

La redécouverte de leurs fondateurs et de leurs charismes initiaux, stimulée par le décret conciliaire Perfectae caritatis, d’une part, et le déclin des nouvelles vocations et les nombreux abandons, d’autre part, ont marqué la vie des diverses congrégations et instituts religieux au cours de ces décennies, comme une tendance mondiale. Les questions de renouveau et d’identité représentent l’un des défis et des tâches les plus pertinents du post-Concile en référence à la vie consacrée. Une phrase de Medellín résume bien le climat de l’époque : « En ces temps de révision, beaucoup se demandent quelle est la position du religieux dans l’Église et quelle est sa vocation spéciale au sein du Peuple de Dieu » (DMed n.12,2). Comme pour les autres vocations dans l’Église, la reconfiguration de l’identité de la vie consacrée a été marquée, principalement, par les responsabilités face aux processus historiques : « elle doit être incorporée dans le monde réel et aujourd’hui avec plus d’audace qu’à d’autres époques” (DMed n.12,2). L’appel général de la Gaudium et spes a eu un impact particulier sur ce mode de vie : “nous sommes témoins qu’un nouvel humanisme est en train de naître, dans lequel l’être humain est défini principalement par la responsabilité envers ses frères et sœurs et par l’histoire” (GS n.55).

Dans ce contexte plus général se situe ce qui est, peut-être, la principale nouveauté ou originalité de ces décennies dans les formes de vie consacrée, déjà établie par Puebla (1979) : le changement de lieu social, c’est-à-dire des communautés insérées en milieu populaire. « Des ‘petites communautés’ surgissent, généralement nées du désir de s’insérer dans des quartiers modestes ou à la campagne, ou d’une mission évangélisatrice particulière” (DPb n.731). Il s’agit d’une nouvelle forme ou figure ecclésiale en consonance avec la nouvelle conscience de la pauvreté : « elle a mis en lumière plus clairement sa relation avec la pauvreté des marginalisés, ce qui implique non seulement le détachement intérieur et l’austérité de la communauté, mais aussi la solidarité, le partage et, dans certains cas, la cohabitation avec les pauvres” (DPb n.734) (MESTERS, 1997). Ce processus a inclus la révision des œuvres traditionnelles et a été vécu avec de nombreuses tensions (BARROS, 2018). C’est aussi le fruit de la redécouverte de la vocation originelle des fondateurs, qui ont presque toujours répondu à un besoin spécifique des pauvres et des marginalisés. En ce sens, Ronaldo Muñoz a déclaré en 1987 : « nous vivons une époque de refondation de toutes les congrégations religieuses” (MUOZ, 2002, p. 76). C’est un pas très significatif, particulièrement pour les congrégations féminines. D’autre part, on ne peut ignorer l’importante inertie institutionnelle typique d’une « pastorale de conservation” (DMed n.6,19). En somme, à la lumière d’une réception conciliaire complexe, mais substantiellement positive, une variété de questions et de défis se profilent maintenant pour donner à ces charismes ecclésiaux une forme appropriée dans une situation culturelle profondément transformée (VITÓRIO, 2017).

4 La lecture populaire de la Bible et l’animation biblique de toute la pastorale

Les diverses initiatives autour de la Parole de Dieu développées au cours des décennies en Amérique Latine et dans les Caraïbes se reconnaissent explicitement comme redevables du renouveau produit par le mouvement biblique du XXe siècle et, en particulier, par la Constitution Dei Verbum. Le document de 1993, « L’Interprétation de la Bible dans l’Église », de la Commission Pontificale Biblique, a également eu des effets importants. Si la Constitution conciliaire a déclenché le mouvement biblique sur le continent, ce texte a confirmé plusieurs des intuitions de la démarche biblique latino-américaine : l’interdisciplinarité dans l’interprétation de la Bible, la valeur du contexte du lecteur, les lectures libératrices et féministes, les critiques de la lecture fondamentaliste, l’évaluation de la lectio divina, etc. (SALAZAR, 2009, p. 18, 23). Il ne fait aucun doute que l’utilisation de la langue vernaculaire dans les célébrations liturgiques a favorisé les processus d’appropriation de la Bible par le Peuple de Dieu.

Parmi toutes les réalisations de ces décennies, l’une d’elles mérite d’être particulièrement soulignée.

L’héritage du Concile a trouvé son expression la plus significative et créative dans la lecture populaire de la Bible, une large appropriation communautaire de la Parole de Dieu qui a nourri le chemin des communautés ecclésiales de base et des pastorales sociales au fil des ans, avec une grande participation des laïcs, et en particulier des femmes. (BEOZZO, 2012, p. 442)

Cette déclaration de J. O. Beozzo trouverait un consensus significatif parmi de nombreux auteurs. Dans les mots de l’un des principaux promoteurs, Paul Richard :

Le mouvement biblique en Amérique Latine consiste justement à rendre la Bible au Peuple de Dieu : mettre la Bible dans ses mains, son cœur et ses esprits. Le Peuple de Dieu, en tant que « propriétaire » authentique de la Bible et son interprète, récupère son droit divin de lire et d’interpréter les Saintes Écritures. (RICHARD, 2007, p. 11)

À son service se trouvent la science biblique et le magistère ecclésial. Selon l’opinion du principal représentant de cette initiative, Carlos Mesters, les nouveautés de cette expérience, malgré les différences dans leurs réalisations selon les pays et les régions, résident dans l’objectif, le thème de l’interprétation et le lieu social. L’objectif n’est pas de chercher des informations sur le passé, mais d’éclairer le présent à la lumière de la présence de Dieu avec nous et d’interpréter la vie avec l’aide de la Bible. Le sujet n’est pas le spécialiste ; interpréter les Écritures est une activité communautaire à laquelle tout le monde participe, y compris l’exégète qui y joue un rôle particulier. Si le lieu des pauvres est également central ici, la contribution des peuples indigènes et, en particulier, des femmes est un fait croissant et remarquable. Le lieu social où se fait l’interprétation est celui des pauvres et des marginalisés. Cela change la façon de regarder, principalement en raison de leur conscience sociale critique (MESTERS, 1991, p. 153). C’est une lecture de nature œcuménique, non par ses débats théoriques, mais par l’engagement de tous les croyants à la défense de la vie menacée et à la recherche de la libération.

En particulier, l’utilisation de la méthode voir-juger-agir a aidé à développer ce que ses auteurs décrivent comme une « nouvelle vision de la révélation : Dieu parle aujourd’hui” (MESTERS, 2015, p. 534). La Bible est considérée comme « le deuxième livre de Dieu qui nous permet de discerner dans le Livre de la Vie où se trouve Dieu, comment est Dieu, et quelle est sa Parole pour nous ». En ce sens, il est affirmé,

La Bible nous révèle la Parole de Dieu, mais elle nous révèle aussi quand et où Dieu se révèle dans notre réalité. (…) Nous devons écouter la Parole de Dieu avec un œil sur la Bible et l’autre sur la réalité dans laquelle nous vivons. En découvrant la priorité du Livre de la Vie comme le premier Livre de Dieu, nous pouvons maintenant passer du texte de la Bible au texte de la Vie. Dans sa lecture pastorale, ils utilisent toujours la distinction entre le Livre de la Vie et le Livre de la Bible ; donnant la priorité au Livre de la Vie comme le premier Livre de Dieu. (RICHARD, 2010, p. 249)

Comme on le voit clairement, la lecture populaire de la Bible est intimement liée à d’autres expériences typiques du post-Concile latino-américain : l’option pour les pauvres, les communautés de base et la méthodologie inductive héritée de l’Action Catholique spécialisée.

Un autre aspect important de la Parole de Dieu dans la vie de l’Église est le changement de paradigme produit dans la pastorale biblique, c’est-à-dire une nouvelle façon de concevoir la dimension biblique de l’action pastorale des églises sur le continent : d’une pastorale spécialisée avec d’autres (pastorales éducatives, pastorale de la santé, etc.) à une animation biblique de toute la pastorale. En ce sens, et en paraphrasant l’expression conciliaire sur la Bible « comme l’âme de la théologie sacrée » (DV n.24), les Écritures ont été affirmées comme l' »âme de la pastorale ». L’expression significative, « animation biblique de toute la pastorale », a été adoptée dans le magistère latino-américain (DAp n.248) et, plus tard, dans l’exhortation post-synodale de Benoît XVI, Verbum Domini (2010) (ULLOA, 2015, p. 298).

Il convient de souligner les diverses initiatives développées par le CELAM, par exemple, la création d’un institut spécialisé, le Cebitepal, dédié spécialement à la formation pastorale et à la diffusion de la pastorale biblique. De même, l’existence de revues bibliques spécialisées et de certaines associations de biblistes de plusieurs pays (Mexique, Chili, Argentine, Paraguay, Brésil, etc.).

On ne peut sous-estimer l’importance des diverses traductions, comme jamais auparavant dans l’histoire de l’Église sur le continent. Elles incluent la soi-disant Bible latino-américaine et un projet éditorial en cours, la Bible de l’Amérique. En plus de ce qui s’est passé dans le domaine liturgique ‒ l’introduction de la langue vernaculaire ‒, on remarque également les travaux interconfessionnels avec les Sociétés bibliques unies. Le domaine biblique a été l’un des espaces privilégiés des initiatives œcuméniques conjointes.

En résumé, l’analyse du bibliste chilien P. Uribe semble correcte. La réception du mouvement biblique, en général, et des enseignements de la constitution conciliaire Dei Verbum ont été vérifiés davantage dans des expériences pratiques et pastorales que dans des œuvres théoriques.

Il ne s’agit pas d’une réception qui n’adhère pas de manière orthodoxe au sensus fidei, mais dont l’adhésion se réalise dans la praxis et à partir de cette praxis, on peut réfléchir théoriquement, élaborant certains niveaux d’appropriation des enseignements contenus dans la Constitution. (ULLOA, 2015, p. 298)

5 La réforme liturgique et la religiosité populaire

La réforme liturgique du Concile a probablement été le changement le plus immédiat et le plus impactant dans la vie concrète d’innombrables communautés ecclésiales à travers le continent. En particulier, l’utilisation de la langue vernaculaire a rendu visible Vatican II, ses intentions pastorales et son processus d’aggiornamento sans rompre avec la tradition antérieure. En ce sens, le point central de la réforme liturgique, c’est-à-dire la participation active et fructueuse des fidèles, a reçu une impulsion importante. Bien qu’il n’ait pas manqué d’abus en raison du manque de respect des règles liturgiques, d’une part, ou de résistance au renouveau, d’autre part, les deux aspects mentionnés à Puebla (DPb 1n.01, 903) ne semblent pas, historiquement, être des notes décisives pour caractériser l’accueil conciliaire de la réforme liturgique sur le continent. Le motu proprio Summorum pontificum (2007) de Benoît XVI, qui a libéralisé l’utilisation de la liturgie romaine antérieure à la réforme conciliaire et a eu des effets significatifs en renforçant l’espace existant du traditionalisme liturgique en légitimant théologiquement les positions ecclésiales et liturgiques préconciliaires, ne semble pas avoir eu un impact significatif sur les églises en Amérique Latine et dans les Caraïbes, contrairement aux pays anglophones (FAGGIOLI, 2018, p. 28).

On note d’importantes fragilités de la réception conciliaire, d’une part, dans un processus d’inculturation seulement récemment entamé, et d’autre part, dans une distance ou une relation ténue entre la réforme liturgique et la religiosité populaire, clé de l’expérience croyante de millions de personnes et de la vie des églises sur le continent ; c’est, en outre, une question peu abordée dans le Sacrosanctum Concilium lui-même. Sur le premier aspect, la Conférence de Saint-Domingue dit :

Le processus d’inculturation saine de la liturgie n’a pas encore été abordé ; cela fait que les célébrations sont encore, pour beaucoup, quelque chose de rituel et privé qui ne les rend pas conscients de la présence transformatrice du Christ et de son Esprit, ni ne se traduit en un engagement solidaire pour la transformation du monde. (DSD n.43)

L’opinion autorisée de Roberto Russo est claire à ce sujet. Il semble que la détermination avec laquelle le dialogue entre la liturgie romaine et les diverses cultures a diminué, argumente le liturgiste uruguayen. “Le problème de la langue a été résolu, et substantiellement bien. Mais reste en suspens la question du langage, qui est plus difficile et doit encore être réalisée, dans les textes, les symboles et la musique” (RUSSO, 2013, p. 245).

Concernant le lien avec la piété populaire ou le catholicisme populaire, une proposition pastorale de Puebla éclaire bien le problème :

Favoriser la fécondation mutuelle entre la Liturgie et la piété populaire qui canalise avec lucidité et prudence les aspirations de prière et la vitalité charismatique que l’on constate aujourd’hui dans nos pays. D’autre part, la religion du peuple, avec sa grande richesse symbolique et expressive, peut apporter à la liturgie un dynamisme créatif. Cela, dûment discerné, peut servir à intégrer de plus en plus et mieux la prière universelle de l’Église dans notre culture. (DPb n.465) (SANCHEZ ESPINOSA, 2013)

Le thème de la piété populaire, « une expression privilégiée de l’inculturation de la foi catholique » (DSD n.36), a été présent dans toutes les Conférences, depuis Medellín ‒ de manière significative à Puebla (DPb n.444-469) ‒ jusqu’à Aparecida. Dans cette dernière, avec deux nouvelles expressions ‒ une véritable « mystique du populaire » ou « spiritualité populaire » (DAp n.262, 263) ‒ elle a définitivement acquis une place très importante. On souligne l’importance des sanctuaires, des pèlerinages, des fêtes, des chants, des vêtements, des danses, etc. (BIANCHI, 2009). Un lien plus étroit et non confus entre la liturgie et la piété populaire semble une tâche en suspens, compréhensible dans le contexte de la déficience mentionnée concernant l’inculturation du rite romain. Cette déficience est très importante lorsqu’on prend en compte, en particulier, la signification de la piété mariale, exprimée particulièrement dans l’importance des sanctuaires mariaux sur le continent (Guadalupe, Aparecida, Luján, etc.) qui rassemblent chaque année des millions de croyants.

La faiblesse des propositions académiques de théologie liturgique dans les facultés et maisons de formation pour les prêtres et, en général, le petit nombre de théologiens et agents pastoraux formés dans cette discipline est préoccupante. De plus, la reconnaissance exprimée à Puebla selon laquelle à la pastorale liturgique n’a pas été donnée « la priorité qui lui revient dans la pastorale d’ensemble » (DPb n.901) semble conserver toute son actualité. Ces deux phénomènes indiqueraient que la rénovation liturgique, bien que de son importance objective, représente une zone négligée de la réception conciliaire.

Un défi de longue date et très significatif dans certaines régions du continent est le manque de célébration eucharistique dominicale. Bien que le problème soit clairement soulevé à Aparecida, il ne semble pas qu’une réponse satisfaisante y ait été formulée (ALMEIDA, 2018). On reconnaît l’existence de « milliers de communautés avec leurs millions de membres qui n’ont pas l’opportunité de participer à l’Eucharistie dominicale » ; ils sont encouragés à participer aux célébrations de la Parole et « à prier pour les vocations sacerdotales » (DAp n.253). À ce point, le synode de l’Amazonie d’octobre 2019 indiquerait une voie à suivre.

En somme, si la réforme liturgique est valorisée comme un renouveau positif et très significatif, les limitations observées dans la vie des églises de cette région nous permettent de comprendre le jugement sévère de R. Russo : « sur le continent latino-américain, les grandes lignes qui vont au-delà de la simple réforme des rites ou des textes souhaités par le Sacrosanctum Concilium n’ont pas été développées et n’ont pas été pleinement acceptées ». (RUSSO, 2013, p. 245). Les principes inspirateurs de la réforme liturgique n’ont pas pleinement développé leur potentiel.

6 Réflexions finales

Une évaluation de la réception conciliaire doit naturellement inclure de nombreux autres aspects pertinents. Le thème de la catéchèse, par exemple, a représenté un domaine pastoral très dynamique et créatif, avec un esprit conciliaire et une grande diffusion et impact dans les communautés chrétiennes. En grande partie, ce thème était absent du Concile, mais c’est une question décisive, déjà depuis Medellín, qui a acquis, non seulement en Amérique Latine, un développement vigoureux dans le dynamisme du post-Concile. Le domaine éducatif, pour sa part, a également suivi son propre itinéraire, y compris en se différenciant de la proposition générale exprimée dans la Déclaration Gravissimum educationis du Vatican II. Le concept de Medellín d’éducation libératrice montre une réception avec un relief diversifié. Le développement du dialogue œcuménique a eu, avant tout, des initiatives communes face aux problèmes des droits de l’homme. Le paysage religieux du continent a subi une transformation considérable au cours de ces décennies avec la perte de l’hégémonie catholique réelle ou supposée antérieure. Les développements théologiques ont été pertinents, surtout liés aux contextes historiques et culturels. La simple déclaration de certaines de leurs diverses tendances révèle la richesse du processus qui a eu lieu : théologies de la libération, théologies féministes latino-américaines, théologie indigène ou amérindienne et théologies afro-américaines, théologie du peuple, etc.

Victor Codina offre une formulation qui synthétise bien les processus vécus au cours de ces décennies :

Dans le cas de l’Amérique Latine et des Caraïbes, la réception de Vatican II n’a pas été une simple assimilation vitale, encore moins une simple application de Vatican II à l’Amérique Latine : elle a été une recréation originale, une fidélité créative, une relecture du Concile par un continent à la fois chrétien et marqué par la pauvreté et l’injustice. Cette réception a fait avancer la doctrine conciliaire, a développé ses intuitions implicites, donnant à l’aggiornamento conciliaire une traduction géographique et historique très concrète. Pour cette raison, cette réception, bien qu’elle ait été réalisée en pleine communion avec l’Église universelle, a souvent été conflictuelle pour des secteurs de la société civile et aussi de l’Église, incapables de comprendre le dynamisme et la nouveauté de l’Esprit. Ce fut une réception de martyre au sens fort du terme : fidèlement reçue par des témoins de l’Évangile qui, dans de nombreux cas, ont vécu leur fidélité au Seigneur jusqu’au sang versé. C’est pourquoi la réception de Vatican II par le continent latino-américain mérite respect : nous devons nous déchausser, nous sommes sur un sol sacré. Personne n’aurait pu imaginer les élans de vie qui en ont découlé. Ce fut un moment de grâce, un kairós, une véritable Pentecôte, tout comme Vatican II. (CODINA, 2013, p. 82)

Carlos Schickendantz. Centre Manuel Larraín (Université Alberto Hurtado), Santiago, Chili. Texte original en espagnol. Publié en décembre 2020.

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[1] Agradeço a J. Costadoat por escrever as ideias desse ponto.