Hérésies à l’époque pré-nicéenne

Sommaire

1 Définition conceptuelle

2 Chemins irréconciliables

3 Nous, les nôtres et eux, les hérétiques

4 Dévoiler et démontrer l’hérésie

5 L’hérésie comme question d’État

1 Définition conceptuelle

L’hérésie dérive de hairesis [αἵρεσις], un mot grec provenant du verbe hairéo [αἱρέω], qui a trois principales classes de signification : la première indique l’action de prendre, saisir, tenir ; la deuxième, de vaincre et gagner ; et la troisième, de condamner et recevoir une condamnation. Hairesis [αἵρεσις] est entré dans le lexique latin sous le nom de haeresis et, comme en grec, il est utilisé pour nommer l’opération de « sélectionner » et « choisir » quelque chose, surtout dans le domaine de la connaissance, et pour désigner les principes ou postulats théoriques et moraux d’une certaine école de pensée, secte ou parti religieux. Dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe (Ier siècle), nous pouvons lire :

Les Juifs comptaient depuis la plus lointaine antiquité trois haireseis [parti, école ou secte] : celle des esséniens, celle des sadducéens et, en troisième lieu, celle des pharisiens. […] les pharisiens mènent une vie frugale, sans la moindre concession à la délicatesse, et suivent fidèlement ces principes que la raison leur suggère et détermine comme bons, puisqu’ils considèrent que l’observance des principes que la raison leur veut exhiber est quelque chose pour laquelle il vaut la peine de lutter. (la traduction de Vara, dans JOSEPH, 1997, p. 1080, a été comparée et adaptée à partir de la traduction de Whiston, dans JOSEPHUS, 1865, p. 58)

Au siècle suivant, Sextus Empiricus, dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, va dans la même direction :

Car si nous comprenons qu’appartenir à une école [hairesis] signifie adhérer à un ensemble de dogmes qui dépendent les uns des autres ainsi que de ce qui apparaît, et si nous disons que « dogme » est assentiment à quelque chose de non évident, alors, nous considérons que le sceptique n’appartient à aucune école. Mais, si nous entendons par « école » une procédure qui, conformément à ce qui apparaît, suit une certaine ligne argumentative montrant comment il est possible de vivre correctement […], dans ce cas, nous disons que le sceptique appartient à une école, puisque nous suivons de manière cohérente, conformément à ce qui apparaît, une ligne de raisonnement qui nous indique une forme de vie en conformité avec les lois et les coutumes traditionnelles et avec nos propres sentiments. (EMPIRICO, 1997, p. 118)

Que ce soit dans les Antiquités ou dans les Hypotyposes, secte, parti ou école se présentent comme des modes d’organisation communautaire, de style de vie, d’ensemble doctrinal, de méthodes de raisonnement et de postulats partagés par des adeptes et/ou des disciples et, de cette manière, n’ont rien de négatif ou de péjoratif. Cependant, cette compréhension commencerait à changer lorsque les premiers chrétiens, défiés à surmonter toute sorte de différence sociale et à construire des communautés missionnaires égalitaires, ont mis en doute toute attitude ou raisonnement qui pourrait générer divergence ou particularisme, ce qui a été décisif pour que l’hérésie prenne des aspects très négatifs et, comme telle, soit considérée avec crainte et précaution.

Un premier pas dans cette direction se trouve dans 1Cor 11,17-19 :

Puisque je donne des recommandations, je ne peux pas vous louer ; car vous vous réunissez non pour le meilleur, mais pour le pire. D’abord, j’entends dire que, lorsque vous vous réunissez comme église, il y a des dissensions (σχίσματα/scismata) parmi vous. Et, en partie, je le crois. Il est nécessaire qu’il y ait même des divisions (αἱρέσεις/haireseis) parmi vous, afin que soient reconnus ceux qui, parmi vous, sont éprouvés !

Comme tant d’autres églises de l’époque, l’assemblée de Corinthe réunissait riches et pauvres, esclaves et libres, hommes et femmes, une attitude qui attirait beaucoup l’attention des observateurs païens et, certainement, apportait des défis supplémentaires pour la coexistence communautaire, comme le passage cité le dénonce. Les congrégations chrétiennes, en effet, cherchaient à relativiser les différences sociales et économiques en vue de la concorde et de la fraternité spirituelle, issue du baptême, ce qui ne signifie pas qu’elles réussissaient toujours. Sans nier que les riches chrétiens pouvaient continuer à vivre comme riches, Paul, d’autre part, n’admettait pas qu’ils profitent de la célébration liturgique pour « mépriser l’église, en humiliant les pauvres » (1Cor 11,22). Une chose était la distinction sociale, tolérée dans certaines limites, une autre bien différente était la dissension que la première pouvait causer.

C’est dans ce sens que l’apôtre conçoit la difficile coexistence entre riches et pauvres comme une bonne occasion pour la communauté de tester la qualité de sa congrégation : ceux qui savaient renoncer aux signes extérieurs de supériorité sociale, en faveur d’une assemblée cohérente et inclusive, ceux-là seraient considérés comme éprouvés ; ceux qui ne pouvaient pas agir ainsi, réprouvés. Malgré cette concession, les divisions ecclésiales (haireseis), qui créaient le contexte pour les dissensions et dissidences, étaient loin d’être vues avec cette naturalité avec laquelle Flavius Josèphe parlait des partis au sein du judaïsme. L’unité restait une valeur non négociable, expression concrète de la communion réalisée dans la « cène du Seigneur », qui célébrait le mémorial du sacrifice du Christ pour toutes les personnes, indistinctement. Ainsi, si Paul semble concéder à la division, c’est en vue d’une plus grande unité.

Cependant, l’unité avait un coût. Si les divisions et dissensions étaient un test de qualité, que se passerait-il avec ceux qui échoueraient ? Sous la forme de l’anathème, la communauté a commencé à utiliser le recours à l’exclusion comme un dispositif régulateur de sa propre identité de groupe, transformant l’hérésie en un verdict condamnatoire prononcé par ceux qui se sentaient éprouvés et authentiques contre ceux qui étaient vus comme faux frères. Encore une fois, c’était le contraire de ce qui se passait dans le judaïsme ou même dans les écoles philosophiques helléniques, où la délimitation des ensembles doctrinaux était librement faite par les propres partis ou écoles, et c’était à partir de cela que les partisans établissaient objectivement les caractéristiques de leur association. Au sein du mouvement chrétien, l’acception de l’hérésie comme école est très rare et, lorsqu’elle apparaît, les auteurs qui l’utilisent insistent pour ne pas reconnaître la légitimité de ceux qui pensaient différemment ; il en résulte que l’hérésie, parmi les chrétiens, est définie par ceux qui la condamnent, non par ses adeptes. Ceux-ci, lorsqu’on les interroge, répondent que les hérétiques sont ceux qui les accusent.

Voyons quelques exemples. L’auteur de la Seconde Épître de Pierre désapprouve et avilit ces chrétiens qu’il appelle « faux maîtres », une probable référence aux prédicateurs gnostiques, « qui introduisent sournoisement des hérésies pernicieuses, jusqu’à renier le Souverain qui les a rachetés » (2P 2,1) ; déjà l’auteur de l’Apocalypse de Pierre, de la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi, se défend des accusations de ceux « qui se disent évêques et aussi diacres » (ROBINSON, 1990, p. 372), c’est-à-dire les ministres catholiques, affirmant que ce sont eux qui étaient « contaminés » et, par conséquent, « tomberont dans un nom d’erreur, passant entre les mains d’un homme mauvais et astucieux, de dogme multiforme, et seront gouvernés hérétiquement » (ROBINSON, 1990, p. 375). Et les gnostiques s’accusaient aussi mutuellement : dans le traité Le Témoignage de la Vérité, également de la bibliothèque de Nag Hammadi, l’auteur, qui est ouvertement gnostique, appelle hérétiques d’autres gnostiques, qui ne pensaient pas comme lui, par exemple Basilide, Valentin et Isidore, nommément cités comme grands imposteurs (ROBINSON, 1990, p. 456).

Quand des « hérétiques » accusent d’autres « hérétiques » d’hérésie, on peut constater que les différents interprètes de l’héritage de Jésus de Nazareth n’admettaient pas la possibilité qu’il puisse y avoir plus d’une interprétation authentique de cet héritage et que, paradoxalement, ce qu’ils appelaient christianisme – titre que chaque groupe se réservait uniquement – était en réalité un kaléidoscope de mouvements et de partis, chacun défendant la légitimité de sa propre théologie et l’autorité exclusive de sa doctrine. De ce point de vue, il semble peu productif de définir l’hérésie comme la négation de l’orthodoxie, car, en termes historiques, l’orthodoxie résultait justement de cette longue querelle entre partis (haireseis) chrétiens, qui était déjà présente depuis le débat entre Paul et les chrétiens judaïsants de Jérusalem (Ga 2 ; Ac 15), traversait tout le IIe siècle, opposant catholiques et gnostiques, et arrivait au Concile de Nicée (325), lequel, loin de mettre fin à la dispute, l’élevait à un niveau sans précédent.

2 Chemins irréconciliables

Dans la seconde moitié du IIe siècle, Celse, un écrivain grec, écrivit une œuvre polémique contre les chrétiens, qu’il intitula Le Discours Véritable; ce texte n’a pas survécu intégralement, et ce que nous pouvons en lire sont les extraits qu’Origène (mort en 254) a copiés et commentés, soixante-dix ans plus tard, dans sa réplique intitulée Contre Celse. D’après les annotations d’Origène, il est possible de percevoir que Celse avait une bonne connaissance de la diversité du christianisme et des querelles théologiques complexes qui divisaient les chrétiens en groupes rivaux. Voici comment il décrit la situation :

À peine se propagent-ils en grand nombre, [les chrétiens] se divisent et se séparent, et chacun veut avoir sa propre faction. Séparés à nouveau en raison de leur grand nombre, ils s’anathématisent les uns les autres; ils n’ont plus rien en commun, pour ainsi dire, si ce n’est le nom [de chrétiens], s’ils l’ont encore! C’est au moins la seule chose qu’ils ont eu honte d’abandonner; pour le reste, chacun a embrassé une secte différente. (ORIGÈNE, 2004, p. 213)

Et cela ne s’arrête pas là : « […] ces gens se déchargent les uns sur les autres de toutes les horreurs possibles, rebelles à la moindre concession à la concorde et animés de haines implacables » (ORIGÈNE, 2004, p. 446). Celse, en effet, détestait le christianisme et le considérait comme une menace pour l’ordre civil, cependant, il ne mentait pas en soulignant le factionnalisme chrétien et les accusations mutuelles en résultant. Justin de Rome (I Apologie), Irénée de Lyon (Contre les Hérésies), Tertullien de Carthage (Prescription contre les Hérésies) et Hippolyte de Rome (Réfutation de toutes les Hérésies) ont également mis en évidence cet antagonisme : Hippolyte, par exemple, a répertorié 33 systèmes chrétiens différents, les prenant tous comme des déformations de la vraie foi (ALTANER ; STUIBER, 2004, p. 173).

Même s’il cherchait à réfuter les critiques de Celse, Origène ne pouvait nier que le païen avait raison, au moins lorsqu’il observait que le mouvement chrétien était assez agité. Ainsi, Origène, au lieu de nier qu’il y ait des divisions doctrinales, préféra retrouver l’ancien sens de l’hérésie comme école philosophique : chaque faction pointée par Celse représenterait, en réalité, une école chrétienne différente. De cette manière, si le païen souhaitait critiquer le christianisme pour se diviser en tant d’écoles, qu’il critique aussi les anciens philosophes. Origène n’y voyait rien de mal. D’autant plus que, comme il l’affirme, les « différentes écoles/sectes » [haireseis diaforoi/αίρέσεις διάφοροι] des chrétiens ne découlaient jamais « de rivalités et d’esprit de dispute », mais du fait que l’Église accueillait, dans ses communautés, de nombreux sages grecs, qui apportaient avec eux leurs propres exigences philosophiques (ORIGÈNE, 2004, p. 214).

Que le christianisme ait attiré des personnes intéressées par la philosophie, voire des philosophes professionnels, devient évident, par exemple, dans le célèbre cas de la conversion du philosophe Justin (mort en 165); dans son Dialogue avec Tryphon, Justin confesse avoir cherché la vérité dans divers systèmes philosophiques différents jusqu’à ce qu’il découvre le christianisme et l’embrasse comme véritable philosophie. Dans la Prescription contre les Hérésies, écrite entre 197-200, Tertullien de Carthage confirme que divers chrétiens érudits cherchaient à concilier les contenus de la foi révélée avec les méthodes et postulats de la philosophie hellénique, mais pour lui c’était un non-sens complet. Voyons sa description :

Les propres hérésies, en somme, sont équipées par la philosophie. C’est de là que Valentin a tiré les éons et je ne sais quelles formes infinies et la triade de l’homme : il était platonicien. C’est de là qu’est sorti le dieu meilleur de Marcion, qui repose dans tant de tranquillité : Marcion était stoïcien. Et quand on affirme que l’âme est périssable, c’est d’Épicure que l’on parle. Pour nier la résurrection de la chair, on peut prendre des leçons dans toutes les écoles des philosophes. Là où la matière est égalée à Dieu, il y a la doctrine de Zénon. Là où l’on enseigne que Dieu est feu, c’est Héraclite que l’on évoque. Hérétiques et philosophes traitent de la même matière et s’occupent des mêmes sujets. (TERTULLIEN, 1957, p. 96-97). 

Certainement Tertullien ne pensait pas à Justin lorsqu’il affirmait que Jérusalem n’avait rien à voir avec Athènes, ni l’Académie avec l’Église (TERTULLIEN, 1957, p. 98), car Justin, qui soutenait que la philosophie était un chemin vers le Christ, était également un opposant aux systèmes hérétiques, auxquels il accorde aussi le nom d’écoles, comme l’« école de Ménandre, à Antioche » (JUSTIN DE ROME, 1995, p. 42). Ainsi, Origène avait un soutien historique pour comparer les hérésies chrétiennes aux écoles de philosophie helléniques, mais dissimulait en niant qu’il y ait « esprit de dispute » entre les diverses tendances. Par exemple, Justin, dans sa I Apologie (c. 140), n’a pas honte de dire que Simon le Samaritain (cf. Ac 8, 9-24) et tous les membres de son école étaient possédés par le démon, ainsi que Marcion (JUSTIN DE ROME, 1995, p. 42). Et Irénée de Lyon ne semble pas plus gentil lorsqu’il compare les barbelonites à une infestation de champignons surgissant de la terre (IRÉNÉE DE LYON, 1995, p. 112).

Mais, s’il était possible de traiter les factions chrétiennes comme des écoles doctrinales, pourquoi Celse a-t-il évité cette approche lorsqu’il a critiqué les divisions au sein du christianisme? Une partie de la réponse découle de la propre notion d’école philosophique, comme nous l’avons vu avec Sextus Empiricus : les philosophes se regroupaient en écoles pour que maîtres et disciples aient de meilleures conditions pour pratiquer la réflexion selon leurs propres méthodes et modes de vie (HADOT, 2004, p. 150). Les participants d’une école pouvaient éventuellement censurer le mode de vie d’autres écoles, mais ils savaient que leur manière de pratiquer la philosophie n’était pas la seule possible. Les chrétiens, en revanche, pensaient exactement le contraire.

L’évêque Irénée de Lyon, qui écrivit le Contre les Hérésies à la même époque où Celse publia son Discours, oppose la doctrine apostolique, qu’il professait, à ce qu’il appelle la fausse gnose, c’est-à-dire les doctrines de Simon, Ménandre, Saturnin, Basilide, Marcion, Valentin, Carpocrate, Cérinthe, et tant d’autres : la foi orthodoxe, fondée sur l’enseignement des apôtres, transmise par la succession épiscopale et condensée dans ce qu’on appelle la Règle de la Foi, constituerait la véritable gnose ; tout autre enseignement chrétien qui s’écartait de cette norme n’était que mensonge. Justin aurait ajouté mensonge « diabolique », car, pour lui, les enseignements hérétiques étaient venus pour « diviser » (diabolus comme ce qui divise) ceux qui invoquent le Christ comme sauveur. Tertullien va dans la même direction : les hérésies, comme des voies parallèles, détournent le fidèle de la foi simple de l’Évangile :

où se termine la recherche? Où est la demeure de la foi? Où cessent les découvertes? Chez Marcion? Mais Valentin me dit aussi : cherchez et vous trouverez. Alors, chez Valentin? Maintenant, Apelle frappe à ma porte. Ébion, Simon et tous les autres, l’un après l’autre, utilisent le même artifice pour s’insinuer à moi et m’attirer vers eux. Tant que j’entendrai de tous côtés cherchez et vous trouverez, je n’arriverai jamais à la fin; on dirait que je n’ai jamais appris ce que le Christ a enseigné, ce qu’il convient de chercher, ce qu’il est nécessaire de croire. (TERTULLIEN, 1957, p. 103-104)

La réticence de Justin, Irénée et Tertullien à admettre que Marcion, Valentin ou tout autre puissent avoir raison en ce qui concerne l’héritage de Jésus découle précisément de la méfiance qu’ils avaient envers les écoles philosophiques : si chacune conçoit la vérité à sa manière, comment trouver la Vérité? Les Pères de l’Église soutenaient que Jésus de Nazareth, à travers sa vie et son évangile, avait révélé une connaissance publique (exotérique), destinée à tous les hommes et femmes, qu’ils soient lettrés ou illettrés; et disaient que toutes les personnes, par la simplicité de la foi, pouvaient atteindre la connaissance parfaite du messie. Les maîtres gnostiques, quant à eux, soutenaient une prémisse opposée; pour eux, il fallait distinguer le contenu exotérique de l’enseignement de Jésus de son contenu ésotérique, c’est-à-dire réservé et transmis uniquement au sein d’une caste spéciale de disciples (les gnostiques), qui étaient des personnes lettrées et dotées d’une science supérieure et, par conséquent, se sentaient les seuls capables d’obtenir la connaissance parfaite (PIÑERO, 2010, p. 197-198).

Face à ce contraste, il semble que Celse avait plus raison qu’Origène : les chrétiens ne formaient pas des écoles, comme les philosophes, et, en fait, ils étaient divisés en factions irréconciliables. Les Pères pouvaient prétendre que ce sont les gnostiques qui se séparaient de l’Église une, mais les uns et les autres luttaient pour le même trophée. Les ébionites (judéo-chrétiens) considéraient que l’apôtre Paul était un « apostat de la loi » (IRÉNÉE DE LYON, 1995, p. 108), et l’auteur de l’Apocalypse de Pierre était convaincu que les catholiques avaient abandonné le juste suivi de Jésus et de Pierre, et étaient devenus des « propagateurs de la fausseté » (ROBINSON, 1990, p. 474). Celse, qui voyait tout de l’extérieur, semble avoir saisi le cœur du problème, malgré son dédain.

Les églises qui se rattachent à la grande tradition des conciles œcuméniques considèrent l’hérésie comme la négation des vérités de la foi et, reprenant l’argument de Tertullien, affirment que l’orthodoxie est la première, tandis que l’hérésie est la seconde (DUBOIS, 2009, p. 47). Dans le débat théologique et la vie ecclésiale des deux premiers siècles, ce n’était pas une évidence sûre, du moins pas pour les groupes qui participaient alors au mouvement chrétien (CHADWICK, 2001, p. 100).

3 Nous, les nôtres et eux, les hérétiques

Une grande partie des désaccords entre les Pères et les maîtres gnostiques est due au fait que ces derniers, bien qu’affirmant qu’ils seuls détenaient la parfaite connaissance du Christ, restaient au sein des communautés catholiques, mêlés aux chrétiens ordinaires. Là, ils se voyaient comme une élite spirituelle, un groupe sélect qui se distinguait des autres chrétiens, y compris des clercs, parce qu’ils affichaient une instruction philosophique raffinée et pratiquaient le célibat – les maîtres gnostiques s’abstenaient du mariage car ils le voyaient comme une concession à la carnalité, interdite aux parfaits. Irénée de Lyon les appelle encratites, et attribuait la condamnation du mariage à un certain Tatien, ancien élève de Justin, à Rome (IRÉNÉE DE LYON, 1995, p. 111). Les Pères auraient-ils été moins agacés par les gnostiques, s’ils avaient quitté les églises et fondé leurs propres communautés? C’est une question pour laquelle il n’y a pas de réponse certaine, mais qui semble légitime.

Quoi qu’il en soit, les maîtres n’étaient pas toujours en désaccord avec leurs évêques; Tertullien, par exemple, souligne que Valentin et Marcion « professaient la doctrine catholique au sein de l’église des Romains, sous l’épiscopat d’Éleuthère [174-189] », et qu’ils travaillaient comme professeurs ecclésiastiques; Valentin, qui possédait des dons intellectuels et oratoires impressionnants, a presque été évêque (TERTULLIEN, 1957, p. 126). En pratique, les maîtres gnostiques agissaient comme le catholique Justin : ils instruisaient les fidèles qui cherchaient une connaissance philosophiquement plus approfondie.

Eusèbe de Césarée (mort en 339), dans son Histoire ecclésiastique, nous offre un bon exemple de la manière dont ces groupes fonctionnaient au sein d’une église urbaine. À Rome, un groupe d’hommes intéressés par l’étude plus intense des Écritures s’est rassemblé autour d’un tanneur nommé Théodote, pendant le pontificat de Victor (189-199). En plus d’étudier les textes bibliques, et éventuellement de les corriger, le groupe rédigeait ses propres commentaires et s’occupait de faire de nombreuses copies pour la distribution parmi les fidèles. En aucun cas Eusèbe ne semble dérangé par l’existence de ce type d’initiative. Le problème réside, pour lui et pour les autres Pères, dans le contenu de ces écrits et les méthodes de ces études. Pour l’instant, nous mettons en avant le dévouement de ces hommes qui ne vivaient pas de l’église, bien qu’ils cherchaient à vivre pour l’église, même à leur manière. L’un des membres du groupe était un banquier, qui finançait les dépenses du processus éditorial et logistique, employant de nombreux copistes et collaborateurs (EUSÈBE DE CÉSARÉE, 2000, p. 274-278).

Parmi les compagnons de Théodote, Eusèbe ajoute encore d’autres écrivains, tels qu’Asclépiade, Hermophile et Apollonias, auxquels il attribue également la paternité de livres sur l’exégèse biblique et la théologie; évidemment, ils n’étaient pas des chrétiens conventionnels. Ils étaient lettrés, habiles à l’écriture et connaisseurs des textes chrétiens et de ceux de la Bible hébraïque. Un évêque aurait de bonnes raisons de se réjouir d’avoir de telles personnes dans son église, car toute communauté ecclésiale est une communauté de lecteurs et de consommateurs de livres. Ceux-ci faisaient partie du quotidien ecclésial, et se trouvaient partout, que ce soit dans la liturgie, la catéchèse ou les communications interecclésiales. Le fait qu’il y ait des illettrés parmi les fidèles n’empêchait pas l’accès aux livres, car les communautés, en plus de l’évêque, des prêtres et des diacres, comptaient sur le ministère des lecteurs, qui ne manquaient à aucun acte liturgique. Les livres étaient tellement constitutifs de l’identité chrétienne, que les gouverneurs impériaux, au cours du IIIe siècle, ont ordonné la destruction des livres ecclésiastiques, car ils savaient que les assemblées liturgiques en dépendaient. Détruire les livres revenait à accélérer la fin de l’église elle-même.

Cependant, depuis la génération d’Ignace d’Antioche (mort en 107), les évêques se considéraient comme des « sentinelles » du troupeau et comme des « contrôleurs » de la qualité doctrinale et morale de leur communauté; c’était ce que signifiait le terme épiskopos, celui qui observe la communauté, qui la surveille en vue de son contrôle. Les luttes doctrinales issues du Ier siècle avaient déjà enseigné aux premiers évêques qu’il ne fallait pas s’assoupir. L’erreur hérétique s’infiltre subrepticement. Et depuis Paul de Tarse, l’hérésie est l’enseignement qui diverge de l’opinion du président d’une communauté. Irénée, par exemple, considérait comme hérétiques ceux « qui parlent comme nous [les évêques], mais pensent différemment de nous » et « enseignent différemment de nous » (IRÉNÉE DE LYON, 1995, p. 30); Tertullien, des décennies plus tard, rappelait que les apôtres, dans leurs épîtres, avaient insisté pour « que tous parlent de la même chose et de manière identique, et qu’il n’y ait pas, dans l’église, de schismes et de dissensions, car que ce soit Paul, ou les autres apôtres, tous ont prêché de la même manière » (TERTULLIEN, 1957, p. 123). L’unanimité dans l’enseignement et la doctrine constituait l’un des piliers de l’orthodoxie : il ne s’agit pas seulement d’un paramètre visant à assurer la qualité du message, mais qui implique également une profonde méfiance à l’égard du pluralisme.

C’était le problème du groupe de Théodote à Rome; ils produisaient beaucoup de livres, mais chacun contenait une théologie différente. Eusèbe rapporte que, si quelqu’un comparait les exemplaires d’Asclépiade avec ceux de Théodote, il ne trouverait rien de commun entre eux, ce qui valait aussi pour Hermophile et Apollonias. On voit que le critère de la catholicité était très actif, ici comme auparavant, chez Irénée : s’il n’y a pas unanimité dans l’enseignement, on est déjà à un pas de l’hérésie. De plus, ces auteurs aimaient interpréter les données de la révélation en s’appuyant sur la philosophie et la science helléniques, notamment Aristote, Euclide, Théophraste et même Galien, « qui est presque adoré par certains d’entre eux » (EUSÈBE DE CÉSARÉE, 2000, p. 277).

La méfiance chrétienne envers la philosophie était aussi ancienne que la Lettre aux Colossiens (2,8), et même lorsque des hommes comme Justin embrassaient la foi, ils cherchaient à être prudents : le salut survient par l’acte rédempteur du messie, non par un acte de raison à la recherche de la vérité. Cette méfiance diminuerait et même s’effacerait, momentanément, au cours du IIIe siècle, avec la génération de Clément d’Alexandrie et Origène. Mais, au IIe siècle, la philosophie dérangeait encore, d’abord parce que les contemporains païens prenaient facilement le christianisme pour une philosophie, et les pasteurs voulaient éviter cette confusion. Ensuite, parce que la philosophie, telle qu’elle était pratiquée à ce moment-là, supposait des communautés de lettrés (les écoles), qui représentaient une petite minorité élitiste, et les églises voulaient être ouvertes à tous, lettrés et illettrés. L’hérésiologue anonyme que cite Eusèbe pour traiter de Théodote insiste pour dire que ces hommes préféraient les philosophes à la parole de Dieu, c’est-à-dire qu’entre le donné de la raison et celui de la révélation, c’était toujours la raison qui prédominait. Les communautés ecclésiales refusaient d’être des écoles philosophiques : la foi qui sauve est simple, dépourvue de raisonnements syllogistiques, d’abstractions conceptuelles et de calculs logiques. Tertullien a peut-être été l’adversaire le plus ardent des philosophes, mais, en ce qui concerne la simplicité de la foi, il n’était pas seul.

Mais jusque-là, les maîtres gnostiques vivaient encore parmi les chrétiens ordinaires. Le problème est devenu insoutenable lorsque Théodote, suivant la pensée d’un certain Artémon, a nié la divinité du Christ et l’a présenté comme un simple homme. Il ajoutait encore que la croyance en la divinité de Jésus était, en réalité, une invention récente, fruit d’une altération de la foi apostolique, réalisée par le pape Victor, et acceptée comme vérité à partir de son successeur, Zéphyrin (199-217) : ce n’était pas une petite affaire. Théodote accusait le pape d’avoir corrompu les textes néotestamentaires pour faire en sorte qu’ils attestent que Jésus était Dieu. Mais ce type d’accusation n’était-il pas fait justement par les évêques – comme Irénée – contre les gnostiques ? Irénée affirmait que Marcion, par exemple, avait éliminé les chapitres initiaux de l’Évangile de Luc, qui traitent de la naissance miraculeuse du messie, et qu’il avait interpolé tous les passages où Jésus laissait entendre que son Père était le Dieu créateur du monde (que Marcion niait être le Dieu suprême) (IRÉNÉE DE LYON, 1995, p. 109).

Cet épisode, une fois de plus, ébranle nos convictions empreintes d’essentialismes modernes. L’hérésie était le côté perdant d’un jeu de forces; Victor a réussi à vaincre parce que l’argument de Théodote était faible. Après tout, comme le rappelait bien l’hérésiologue, n’importe qui pouvait consulter les exemplaires du Nouveau Testament, dispersés dans les églises, ou les traités christologiques plus anciens pour constater que Victor n’aurait pu rien altérer sans que d’autres évêques ne le remarquent et sans l’approbation de tous. C’était précisément cela le sens de la catholicité : partager une même foi au sein d’un réseau très étendu d’églises, réseau qui, à ce siècle-là, couvrait l’étendue du monde romain, et donnait déjà des signes de le transcender. Un évêque seul ne faisait ni ne détruisait la foi. Les gnostiques devaient se rappeler que la doctrine catholique était le consensus minimum pour atteindre le maximum.

4 Dévoiler et démontrer l’hérésie

Théodote était un tanneur, c’est-à-dire un artisan, et il était aussi un philosophe amateur; il n’était pas membre de la hiérarchie de l’église romaine, et son excommunication n’a pas ébranlé la stabilité de l’église ni l’autorité de son évêque, au contraire, ce fut une leçon explicite montrant qu’il n’était pas facile d’accuser un évêque, même lorsque l’on était assez populaire. Mais si un évêque, gardien de la foi catholique et chef d’une église, venait à désobéir à la règle de la foi ? Qui l’accuserait d’hérésie ? Qui le condamnerait ?

Tout le débat contre les gnostiques a renforcé, parmi les évêques, la conscience de la communion interecclésiale et du principe de la synodalité. Des auteurs comme Irénée, Tertullien, Hilaire et Origène n’ont pas écrit pour leurs communautés locales, mais pour la Grande Église, un réseau d’églises épiscopales qui, au tournant du IIIe au IVe siècle, n’avait pas un seul centre, mais au moins deux, Rome et Alexandrie. On s’attendait à ce que ces deux églises, ou plutôt leurs évêques, dirigent les processus ecclésiastiques devant avertir et corriger les évêques suspects et punir les évêques condamnés.

À ce moment-là, l’hérésie prend une nouvelle connotation, car si, auparavant, il était plus ou moins facile de désigner l’hérétique comme un déviant de la règle de foi, il était très compliqué de qualifier un évêque dans ces conditions. Un évêque est plus qu’un professeur que l’on peut licencier, il est le dirigeant d’une communauté urbaine, élu à partir d’une base électorale qui pouvait représenter une petite foule de partisans, parmi lesquels des personnes politiquement importantes.

En ce qui concerne les membres de la hiérarchie, la discussion sur l’hérésie prend une dimension éminemment politique, soit parce qu’un évêque, bénéficiant d’un soutien politique, peut échapper à un procès ecclésiastique, soit parce qu’un évêque, sans soutien politique, peut être accusé d’hérésie simplement comme excuse pour le destituer de son poste. C’est ce qui est arrivé à un clerc nommé Paul de Samosate (mort en 275), élu évêque d’Antioche en 261 (CHADWICK, 2001, p. 166-169), environ un an après que, dans cette même ville, l’empereur Valérien (253-260) ait été vaincu et capturé par l’Empire perse. Ce furent des années très difficiles.

Avec la défaite romaine, la Syrie fit partie d’un royaume indépendant, basé à Palmyre, dont la reine, Zénobie (260-267), devint la pointe de lance d’un mouvement antiromain qui, au début, semblait très fort, avec de réelles chances de balayer le pouvoir impérial du Moyen-Orient, mais qui, en pratique, dura très peu de temps. Ce fut la première erreur de Paul de Samosate : dès qu’il fut élu évêque, il décida de soutenir une reine éphémère, mais qui, du moins pendant un certain temps, le récompensa très bien, lui conférant le titre de ducenarius et lui versant un salaire élevé.

Il se trouve que les évêques qui formaient la catholicité chrétienne, jusqu’à ce moment-là, présidaient des églises situées dans des villes appartenant à l’Empire romain; en termes civils, les évêques étaient des sujets de l’Empire, et tous considéraient que c’était l’Empire qui garantissait, légitimement, l’ordre social, institutionnel et juridique, grâce à ses structures étatiques. Il n’y avait pas très longtemps que Néron avait martyrisé une centaine ou plus de chrétiens (les protomartyrs romains), et Clément (mort vers 100), un prêtre de Rome, était convaincu que cet empire, une miniature de l’univers, était la grande référence pour les églises, surtout en ce qui concerne l’ordre, la discipline et la hiérarchie.

Antioche, par exemple, avait été la capitale de la province romaine de Syrie jusqu’à ce que Zénobie prenne le pouvoir. La ville où les fidèles furent appelés chrétiens pour la première fois (Ac 11, 26), était passée aux mains des antiromains et, pire encore, avait un évêque ouvertement antiromain. Il est difficile de comprendre la véritable position de Paul, car, précisément parce qu’il divergeait politiquement de ses collègues, et parce qu’il recevait un salaire d’un État ennemi, il fut sévèrement critiqué; Eusèbe de Césarée, qui soutenait toujours l’Empire romain, consacre de nombreuses pages de son Histoire Ecclésiastique pour relater les événements, sans cacher combien Paul de Samosate était, dès le début, un corrupteur de l’épiscopat et un danger pour l’Église.

Selon lui, Paul corrompait l’épiscopat en se servant de sa position de ducenarius pour afficher son pouvoir : dans une encyclique que les évêques syriens envoyèrent aux évêques de Rome et d’Alexandrie, il est dit que Paul se faisait transporter en litière, qu’il avait introduit des femmes dans la résidence épiscopale, qu’il s’asseyait sur une estrade qui ressemblait plus à un trône de magistrat qu’à la chaise d’un évêque, enfin, qu’il travaillait comme usurier. Et pour aggraver les choses, Paul lançait des attaques contre l’establishment épiscopal grec, l’accusant de condescendre avec Origène qui, selon lui, pratiquait une mauvaise exégèse biblique et expliquait mal la nature du Verbe incarné. Dans le procès intenté contre Paul, on ne sait pas si ce qui irritait le plus les évêques était son mode de vie princier ou les critiques qu’il adressait aux Grecs : la ville de Samosate, sur l’Euphrate, avait une population assyrienne.

Les évêques ne se laissèrent pas faire. Ils organisèrent des conciles pour le destituer et, n’y parvenant pas, ils firent appel aux évêques supérieurs de Rome et d’Alexandrie. Il ne serait pas facile de destituer un évêque s’il obéissait fidèlement à la règle de la foi; cependant, les évêques disaient que Paul niait la divinité du Fils et enseignait que le Logos divin n’avait fait qu’inspirer Jésus, sans s’incarner véritablement. Ce qui nous amène à la question de savoir comment agir lorsqu’un évêque devient hérétique. Comme nous l’avons vu dans le cas de Marcion et Cerdon, la peine que l’on pouvait appliquer était l’exclusion de l’église, mais cela était facile à résoudre lorsque le condamné était un laïc ou un diacre ou même un prêtre. La situation était totalement différente pour un évêque, dont la fonction reposait sur un présupposé théologique, défendu par Ignace d’Antioche, selon lequel l’évêque était le vicaire de Dieu sur terre, et sans lequel rien ne pouvait se faire dans l’église (IGNACE D’ANTIOCHE, 1995, p. 92 ; 118).

Basé sur l’indissolubilité du lien entre l’évêque et son église, Paul de Samosate n’a pas accepté la décision le destituant, bien qu’un nouvel évêque ait été ordonné pour prendre sa place. C’est alors qu’il refusa de quitter la résidence épiscopale, propriété de l’église. Il n’aurait pas pu soutenir sa position sans de bons (et influents) partisans parmi les membres de son troupeau. Peut-être pour cette raison, il fit appel à l’empereur romain Aurélien, qui venait de rétablir l’autorité sur la Syrie et de mettre fin au royaume de Palmyre.

Le récit d’Eusèbe est détaillé, mais pas tant que ça. On ne sait pas si Aurélien était informé ou non que Paul avait été un allié de Zénobie, donc un traître à Rome. Il est probable qu’il le savait, bien qu’un évêque déposé ne représentait plus aucune menace. Quoi qu’il en soit, l’empereur accueillit la pétition de Paul, qui sollicitait l’arbitrage impérial dans l’impasse concernant la résidence épiscopale : cependant, au lieu de prendre lui-même la décision, Aurélien transmit la demande à l’évêque de Rome, qui soutenait évidemment la déposition décidée au synode de 268. Et Eusèbe ajoute : « et c’est ainsi que le susmentionné Paul fut expulsé de l’Église de la manière la plus honteuse par le pouvoir séculier » (EUSÈBE DE CÉSARÉE, 2000, p. 387).

Le cas de Paul de Samosate, aussi singulier qu’il ait été pour le IIIe siècle, démontre que l’hérésie était devenue un mécanisme permettant à l’épiscopat de réguler sa propre institution, en exerçant une pression sur les évêques, individuellement ou en groupes, qui pour une raison quelconque, interpellaient leurs voix contre les opinions théologiques hégémoniques, curieusement soutenues par des sièges épiscopaux hégémoniques, comme Alexandrie ou Rome. Sous l’étiquette de consensus ecclésial, on assiste à un jeu de forces régionales, où l’église qui commande le plus ou qui est la plus riche parle le plus fort. L’hérésie était devenue ce que les églises voulaient (ou avaient besoin) qu’elle soit et, en tant que telle, nous ne devons pas perdre de vue la complexité sociopolitique de l’histoire lorsque nous étudions tout groupe condamné pour hérésie.

5 Hérésie comme question d’État

Comme nous venons de le voir, Eusèbe de Césarée s’est montré très satisfait du dénouement donné par un empereur païen à un conflit purement ecclésiastique, après tout, comme il est écrit en Rm 13,4, le prince – indépendamment de sa croyance – est un instrument de Dieu pour punir ceux qui font le mal, et l’hérétique est une de ces personnes. Mais c’est Paul de Samosate qui a cherché l’arbitrage impérial, et il l’a fait en croyant que la décision synodale qui le destituait n’avait pas complètement respecté ses droits. L’initiative de Paul était entièrement conforme à la loi. En effet, il existait deux voies possibles pour la résolution des conflits entre civils, dans l’Empire romain : l’arbitrage extrajudiciaire, à condition de respecter les procédures légales, et le processus judiciaire proprement dit, qui dépendait des tribunaux et des magistrats publics.

Dans l’arbitrage extrajudiciaire, il était permis au médiateur de tenir compte de la législation, de la jurisprudence et des coutumes locales, tandis que le procès judiciaire officiel devait suivre strictement les décrets et décisions applicables à tout l’empire. Si nous y prêtons attention, le synode antiochien de 268 a fonctionné comme un arbitrage non officiel, comme on le déduit de ce passage d’Eusèbe :

Celui qui a le mieux convaincu [Paul] de dissimulation, après avoir examiné ses théories, fut Malchion, un homme éloquent, sophiste et président de l’enseignement de la rhétorique dans les écoles helléniques d’Antioche, en plus d’être honoré du presbytérat dans la communauté de cette ville, en raison de la pureté extraordinaire de sa foi en Christ. Il a engagé une dispute contre Paul, tandis que des sténographes la consignaient, et nous savons que les annotations sont parvenues jusqu’à nous (…). (EUSÈBE DE CÉSARÉE, 2000, p. 381-382)

En tant que sophiste et orateur, Malchion était un professionnel qualifié pour arbitrer un litige judiciaire, et il a suivi les protocoles : l’accusé et les accusateurs ont été entendus, les témoignages enregistrés, le procès dûment monté. Dans ces conditions, Malchion pouvait rendre sa décision, qui serait ratifiée par les magistrats et aurait une validité juridique. Pour qu’un arbitrage extrajudiciaire soit officiellement reconnu, il était nécessaire que les parties impliquées soient d’accord sur le choix de l’arbitre : Malchion était prêtre de l’église où Paul était évêque, de plus, il jouissait d’une bonne réputation. Il remplissait toutes les conditions requises pour la fonction qu’il exerçait et, certainement, Paul avait confiance en sa capacité. Cependant, le verdict n’a pas plu à l’évêque. C’était son droit, en tant que citoyen, de faire appel au tribunal formel pour voir si cette autre instance pouvait inverser le résultat. Et c’est ce qu’il a fait.

Le cas particulier de Paul de Samosate marque un tournant important dans la manière dont les églises ont commencé à traiter les hérésies, c’est-à-dire en les transformant en une question judiciaire et, par conséquent, en une affaire d’État. Ce changement a entraîné au moins deux évolutions significatives : la première est la participation croissante de professionnels du droit, comme Malchion, dans les débats sur l’hérésie et, grâce à ces professionnels, le langage juridique-rhétorique est devenu récurrent dans la rédaction des textes d’accusation et de défense, influençant le propre vocabulaire théologique. Le deuxième changement concerne la médiation directe de l’État dans la délibération doctrinale et la conclusion des débats. Or, le pouvoir public ne s’immisçait pas dans les questions particulières à moins d’y être requis, et, depuis Paul de Samosate, les évêques ont commencé à recourir à ce procédé, soit pour dénoncer des hérétiques, soit pour se défendre de l’accusation d’hérésie (HUMFRESS, 2007, p. 260-268).

L’ardeur anti-hérétique que nous observons chez Irénée et Tertullien a seulement changé de place; dans leur zèle pour éradiquer l’hérésie, les évêques ont ouvert les portes de leurs églises pour que l’État fasse ce qu’ils n’arrivaient pas à résoudre eux-mêmes. Pour les évêques, c’était un prix qu’il valait la peine de payer. Il se trouve que l’État ne fonctionne pas comme une église, même si l’église a clairement adopté des expressions étatiques depuis au moins le IIe siècle. Pour que le pouvoir public intervienne dans les questions ecclésiales, les clercs devaient adapter les demandes théologiques aux procédures juridiques et permettre à l’État d’adapter le langage théologique aux catégories légales. L’hérésie est devenue une infraction juridiquement imputable et, par conséquent, passible de sanctions coercitives. Les évêques étaient contents; pendant un moment, il semblait qu’ils disposeraient de plus de moyens pour réprimer les hérétiques. Il se trouve qu’avant un jugement formel, personne ne peut être considéré coupable, et ainsi les prétendus hérétiques pouvaient aussi mobiliser les tribunaux civils contre les orthodoxes. Une longue lutte judiciaire commençait, dans laquelle l’hérésie restait en suspens jusqu’à ce que le magistrat l’attribue à l’une des parties en conflit.

En l’an 313, les évêques donatistes d’Afrique du Nord ont fait appel à l’empereur Constantin, demandant qu’il révise la décision du concile de Rome, qui les avait condamnés. Constantin a préféré faire comme Aurélien, et privilégier l’opinion des évêques catholiques, dirigés par le pape Miltiade. Non satisfaits, les donatistes ont commencé une série de protestations qui ont obligé l’empereur à convoquer un synode d’évêques occidentaux, célébré à Arles, en 314. Le cas donatiste a clairement montré à Constantin qu’un schisme collectif pouvait signifier des troubles civils difficilement contrôlables et très coûteux pour le trésor public ; il fallait résoudre la situation, et c’est pour cela que le concile a été réuni. Lors de celui-ci, le donatisme a été formellement condamné comme hérésie, et le résultat a pris force juridique ; sur cette base, Constantin, en 317, a ordonné la suppression de l’Église donatiste, la confiscation des biens ecclésiaux et l’emprisonnement de ses évêques (IRVIN ; SUNQUIST, 2004, 317).

Cependant, ce qui semblait être la victoire de la catholicité s’est révélé beaucoup plus fragile. La loi peut définir l’hérésie comme un délit, mais l’interprétation jurisprudentielle de la loi, la rapidité des procès et la portée des verdicts dépendent de l’état du système judiciaire, de la position des magistrats et de la capacité de pression politique exercée par les parties. En d’autres termes, pour que le processus fonctionne, il fallait que les autorités publiques aient la volonté d’agir. Augustin d’Hippone (mort en 354), qui s’est activement impliqué dans le débat donatiste, a laissé transparaître dans ses écrits comment la judiciarisation de l’hérésie pouvait aboutir à des mesures peu efficaces. Les évêques catholiques pouvaient éventuellement être favorisés par la bienveillance impériale, mais jusqu’à quand ? Ils ont rapidement compris que la bienveillance d’un dirigeant pouvait facilement changer de direction. Et pour la maintenir de leur côté, les évêques ont dû apprendre à négocier avec les magistrats et les autorités publiques comme toute autre personne influente.

Autrefois, il fallait convaincre les hérétiques de leur hérésie, maintenant les évêques devaient aussi convaincre les magistrats, mais, dans ce cas, le pur argument ne suffisait pas toujours. Des accords et des concessions étaient inévitables et avaient des conséquences. Le concile de Nicée, par exemple, a défini l’orthodoxie trinitaire, mais ce qui a suivi le concile fut une série de défaites pour les orthodoxes et l’ascension des hérétiques, qui ont convaincu l’empereur Constance II (337-361) de rechercher une conciliation. Lorsque l’État définit l’orthodoxie, les termes de la foi deviennent une matière de négociation politique, tout autant que le texte de la loi. L’intransigeance doctrinale peut continuer à enflammer certains évêques, mais ils savent que sans compromis politique et une certaine dose de flatterie, l’hérésie continuera d’être une option pour les mécontents et les dissidents.

Comme nous l’avons vu jusqu’ici, toute la question de l’hérésie se présente comme un jeu de forces entre des groupes divergents mus par la conviction qu’il ne peut y avoir qu’une seule vraie foi. La judiciarisation de l’hérésie a montré à l’État que ces différences théologiques cachaient des fissures sociales, culturelles et ethniques qui reflétaient l’Empire romain lui-même, dans sa vaste pluralité culturelle. Les chrétiens peuvent défendre que leur doctrine est, en théorie, universelle, cependant, leurs communautés sont des segments de populations locales, établies sur des terrains particuliers, où le passé, la langue, les conditions économiques deviennent des filtres catalyseurs pour que la foi universelle y prenne racine. L’orthodoxie implique nécessairement le dialogue ou le débat avec et entre les cultures de la même manière que l’hérésie peut exprimer la xénophobie et le préjugé racial. L’invention des conciles œcuméniques, comme politique d’État, montre à quel point l’orthodoxie peut être fragile, car elle résulte de l’équilibre entre régionalismes, dont le capital politique est toujours asymétrique.

Depuis le Concile de Nicée, en 325, l’hérésie n’a été qu’une des nombreuses armes utilisées par les évêques dans leurs incessantes « guerres pour Jésus » (JENKINS, 2013), guerres menées par des clercs mais parrainées par l’État. Les empereurs pouvaient, en fait, essayer de médiatiser les conflits entre les différentes églises, en excluant les hérétiques et en promulguant l’orthodoxie. Cependant, la recherche de la foi correcte était, en soi, une activité de silencier les voix qui n’intéressent pas le pouvoir et d’amplifier les voix qui l’intéressent. C’est ce qui s’est passé, par exemple, au Concile de Chalcédoine, en 451 : les défenseurs de la nature unique du Christ, appelés miaphysites ou monophysites, et qui étaient égyptiens, syriens, arméniens, mésopotamiens, ont été simplement ignorés par le courant dominant épiscopal gréco-latin, représenté à l’époque par la christologie du pape Léon le Grand (440-461) et par les évêques alignés avec l’impératrice Pulchérie (m. 453).

Le désaccord de Chalcédoine nous montre comment les débats théologiques résultent en réalité de problèmes sociaux, ethniques et politiques. Le monde romain pouvait former un seul empire, mais il n’a jamais été plus qu’un kaléidoscope de différences qui, en temps de paix, étaient facilement gérées, mais, en temps de crise, se révélaient très aiguës. Le Ve siècle est célèbre pour être le moment final de l’unité romaine : en 476 disparaissait le dernier empereur romain d’Occident, laissant là des centaines d’églises catholiques et des dizaines d’églises ariennes, comme à Ravenne et Tolède. En Orient, l’empire a continué, mais sans la même cohésion. L’Égypte et la Syrie, les régions économiquement les plus productives et donc les plus riches, abritaient les populations chrétiennes antichalcédoniennes, persécutées par l’État romain, orthodoxe et chalcédonien.

La persécution des hérétiques antichalcédoniens n’a pas été une bonne politique d’État, car les sujets qui, à cause de l’hérésie, se sentent diminués par le régime ne sont généralement pas très fidèles à celui-ci. Lorsque l’Empire islamique a émergé en Méditerranée, apportant la proposition de protéger ceux qui signeraient des traités de paix, les antichalcédoniens syriens et égyptiens n’ont pas hésité à considérer que le moment était venu de se venger des hérétiques chalcédoniens. Ils ont accepté que le califat islamique remplace le basileus hérétique et ont commencé à considérer que l’ascension de l’islam était une juste punition divine pour l’hérésie chalcédonienne. Nous revenons à Celse. En termes historiques, l’hérésie est un dispositif qui délimite le champ de l’autorité et justifie la violence et l’intolérance contre ceux qui ne se soumettent pas.

André Miatello. UFMG/FAJE (Brésil). Texte original en portugais. Soumis : 20/08/2021. Approuvé : 25/10/2021. Publié : 30/12/2021.

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