Fonction sociale de la propriété dans l’enseignement social de l’Église

Sommaire

1 Introduction

2 Principes et valeurs de la doctrine sociale de l’Église

2.1 Principes

2.2 Valeurs

3 Le principe de destination universelle des biens

3.1 Signification de ce principe

3.2 Destination universelle des biens et propriété privée

3.3 Destination universelle et option préférentielle pour les pauvres

4 Fonction sociale de la propriété

4.1 Fonction sociale ou hypothèque sociale

4.2 Répartition de la propriété foncière

5 Autres formes de propriété

6 Origine des distorsions dans la vision et la pratique de la propriété

7 Références bibliographiques

1 Introduction

L’enseignement social de l’Église sur la propriété a comme référence de base le principe de la destination universelle des biens. Dans le Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église (dorénavant : CDSI), la doctrine sur la propriété et sa fonction sociale apparaît comme une conséquence de ce principe de base. Pour cette raison, nous commençons cet article par une analyse de la signification de ce principe pour la doctrine sur la propriété. L’enseignement de l’Église sur la propriété et sa fonction sociale a de fortes racines bibliques et fait partie de l’enseignement social constant de l’Église dans ses encycliques sociales, depuis la Rerum Novarum (dorénavant : RN), du pape Léon XIII (1891), jusqu’à la Laudato Si’ (dorénavant, LS), du pape François (2015).

2 Principes et valeurs de la doctrine sociale de l’Église

Il convient d’abord de présenter brièvement les six principes et les quatre valeurs qui fondent la doctrine sociale de l’Église (dorénavant, DSI). Puisque cette doctrine a unité et cohérence interne, la compréhension de chaque principe est enrichie par la vision de l’ensemble des principes et valeurs de l’enseignement social.

2.1 Principes

Voici les six principes de la doctrine sociale de l’Église (CDSI p.99-122) :

1º. La dignité de la personne humaine : l’être humain est une image vivante de Dieu lui-même ; la personne est titulaire de droits et de devoirs, qui sont inhérents à chaque être humain.

2º. Le bien commun : c’est le bien de tous et il est indivisible (comme la santé, la sécurité et la paix) ; il est la responsabilité de tous, sous la coordination du pouvoir public.

3º. La destination universelle des biens : ou principe de l’usage commun des biens, qui précède les diverses formes concrètes de propriété (Sollicitudo Rei Socialis, dorénavant SRS, n.42) ; la répartition de la propriété doit être telle que tous aient au moins le nécessaire pour vivre dignement.

4º. La subsidiarité : le plus grand ne doit pas se substituer au plus petit, ni empêcher son initiative libre ; implique le respect des compétences de chaque niveau de responsabilité et le droit d’entreprendre.

5º. La participation : droit et devoir de contribuer à la vie en société ; implique les droits et devoirs de la citoyenneté active.

6º. La solidarité : détermination ferme et persévérante de s’engager pour le bien commun ; s’oppose à la “globalisation de l’indifférence”.

2.2 Valeurs

Ensuite, nous présentons les quatre valeurs de la doctrine sociale de l’Église : (CDSI n.198-203) :

1º. La vérité : c’est la recherche de conformer nos actions aux exigences objectives de la moralité. Elle nous éloigne de l’arbitraire et nous rapproche de la droiture, de la transparence et de l’honnêteté.

2º. La liberté : autodétermination à l’horizon de la vérité ; nous pouvons distinguer deux dimensions de la liberté : la liberté de (coercition) et la liberté pour (faire le bien).

3º. La justice : consiste à donner à chacun ce qui lui est dû ; la justice peut être : commutative ; distributive ; légale ; sociale et réparatrice.

4º. L’amour : c’est la forme de toutes les vertus, qui anime de l’intérieur tout engagement social. Il se manifeste comme bienveillance et miséricorde.

3 Le principe de destination universelle des biens

3.1 La signification de ce principe

Le Concile Vatican II synthétise le sens de ce principe de la manière suivante : “Dieu a destiné la terre, avec tout ce qu’elle contient, à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, de telle sorte que les biens créés doivent suffire à tous, avec équité, selon la règle de la justice, inséparable de la charité” (Gaudium et Spes, dorénavant GS, n.69).

Le principe de destination universelle des biens de la terre est à la base du droit universel à l’usage des biens. Toute personne doit avoir la possibilité de jouir du bien-être nécessaire à son plein développement. Le principe de l’usage commun des biens est le “premier principe de toute éthique sociale et le principe typique de la doctrine sociale chrétienne” (SRS n.42). Ce principe affirme l’égalité fondamentale de tous en ce qui concerne le soutien de leurs propres vies : “Dieu a donné la terre à toute l’humanité, pour qu’elle soutienne tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne” (Centesimus Annus, dorénavant CA, n.31). Déjà Pie XII, dans son message radiophonique de Noël de 1941, affirmait le droit de toute personne à la satisfaction de ses besoins fondamentaux, comme base pour la paix dans le monde : “La personne ne peut se passer des biens matériels qui répondent à ses besoins primaires et constituent les besoins fondamentaux de son existence”.

Il s’agit d’un droit naturel, originel et prioritaire. Le pape Paul VI affirme :

Tous les autres droits, quels qu’ils soient, y compris celui de la propriété et du libre commerce, lui sont subordonnés ; ils ne doivent donc pas empêcher, au contraire, faciliter sa réalisation ; et il est un devoir social grave et urgent de les ramener à leur finalité première” (Populorum Progressio, dorénavant PP, n.22).

Ce principe implique également que l’économie est faite pour l’homme et non l’homme pour l’économie. “Nous devons éduquer à un humanisme du travail, où l’homme, et non le profit, soit au centre ; où l’économie serve l’homme, et non profite de l’homme”, a déclaré le pape François, le 16 octobre 2016, lors d’une audience aux membres du Mouvement Chrétien des Travailleurs, en Italie.

L’application concrète du principe de destination universelle des biens, selon les différents contextes sociaux et culturels, implique une définition précise des modalités, des limites et des objets. Elle ne signifie pas que tout soit à la disposition de chacun et de tous. C’est pourquoi il est nécessaire de réguler ce droit dans l’ordre juridique. Cet ordre juridique doit être tel qu’il permette à tous l’accès aux biens nécessaires à une vie digne et à un développement intégral, dans une société “où le progrès des uns ne soit plus un obstacle au développement des autres, ni un prétexte pour leur sujétion” (Instruction Libertatis Conscientia, dorénavant LC, n.90). L’ordre juridique doit respecter un autre principe énoncé par Saint Thomas d’Aquin : “in necessitate sunt omnia communia”, c’est-à-dire, “en cas de nécessité, toutes les choses sont communes” (Somme Théologique, 2, 2, q. 66, ad 7). Selon ce principe, la DSI considère comme licite qu’une personne qui souffre de la faim utilise ce qui est nécessaire pour se nourrir (situation couverte par la figure juridique du “vol pour cause de nécessité”). Ainsi, un revenu minimum (du type “Bolsa Família” ou prestation continue) pour les personnes certifiées pauvres, qui n’ont pas d’autre source de revenus, n’est pas une faveur, mais un droit.

Le principe de destination universelle des biens est une invitation à cultiver une vision de l’économie inspirée de valeurs morales, permettant de ne jamais perdre de vue ni l’origine ni la finalité de ces biens, afin de réaliser un monde équitable et solidaire. Ce principe correspond également à l’appel de l’Évangile à surmonter la tentation de l’avidité de possession.

3.2 Destination universelle des biens et propriété privée

Par le travail, la personne humaine, utilisant son intelligence, parvient à dominer la terre et à en faire sa demeure digne. “Ainsi, il s’approprie une partie de la terre, acquise précisément par le travail. Ici se trouve l’origine de la propriété individuelle” (CA n.31). La propriété privée, associée à d’autres formes de possession privée des biens, confère à chaque personne une extension absolument nécessaire à l’autonomie personnelle et familiale et “doit être considérée comme un prolongement de la liberté humaine” (GS n.71). Le droit à la propriété ne doit pas entraver le droit de propriété. C’est-à-dire que le droit de certains (riches) ne doit pas être un obstacle pour que beaucoup d’autres (pauvres) accèdent à la propriété. Selon les mots de Paul VI, “il n’est pas permis d’augmenter la richesse des riches et le pouvoir des puissants, en confirmant la misère des pauvres et en augmentant la servitude des opprimés” (PP n.33).

Cette compréhension de la propriété diffère à la fois de la vision collectiviste et de la vision capitaliste, telles qu’elles ont été mises en pratique par le libéralisme. Jean-Paul II écrit : “La tradition chrétienne n’a jamais défendu ce droit comme quelque chose d’absolu et d’intouchable ; au contraire, elle l’a toujours compris dans le contexte plus large du droit commun de tous à utiliser les biens de toute la création” (Laborem Exercens, dorénavant LE, n.14). Et il conclut en résumant : “le droit à la propriété privée est subordonné au droit à l’usage commun, subordonné à la destination universelle des biens” (LE n.14).

L’origine première de la propriété est le travail. Le travail accumulé sous forme de capital a pour fonction de servir le travail. D’où découle le “principe de la priorité du ‘travail’ sur le ‘capital’” (LE n.12). Jean-Paul II fonde ainsi ce principe :

Ce principe concerne directement le processus de production lui-même, pour lequel le travail est toujours une cause efficiente primaire, tandis que le ‘capital’, étant l’ensemble des moyens de production, reste seulement un instrument ou une cause instrumentale. Ce principe est une vérité évidente, qui résulte de toute l’expérience historique de l’homme (LE n.12).

La propriété privée stimule le travail et la responsabilité. Il est important qu’elle soit accessible à tous. Ainsi, la propriété privée se constitue en “un instrument pour la réalisation du principe de destination universelle des biens”. C’est un moyen, pas une fin (PP n.22-23).

La propriété publique (étatique ou communale) est une forme importante de propriété par laquelle se réalise la destination universelle des biens. Une obligation qui incombe aux responsables des biens publics est leur administration compétente, dans le cadre de leur finalité, et le soin de s’assurer que ces biens soient bien utilisés et conservés.

3.3 Destination universelle des biens et option préférentielle pour les pauvres

Le principe de destination universelle des biens requiert de prendre soin avec une sollicitude particulière des pauvres, de ceux qui se trouvent dans des positions de marginalité et, en tout cas, des personnes dont les conditions de vie empêchent une croissance adéquate. “À ce propos, il convient de réaffirmer avec force l’option préférentielle pour les pauvres” (Jean-Paul II, Puebla, 1979). Il s’agit d’une forme spéciale de primauté dans la pratique de la charité chrétienne et dans l’accomplissement de nos responsabilités sociales.

L’attention de Jésus aux pauvres était constante et prioritaire, comme le révèlent les Évangiles. Le soin des chrétiens pour les pauvres s’inspire de l’Évangile et se réfère à la fois à la pauvreté matérielle et à de nombreuses formes de pauvreté culturelle, spirituelle, psychosociale et religieuse.

Tous les efforts pour surmonter la pauvreté sont louables et il faut se méfier des positions idéologiques et des messianismes. Les pauvres nous sont confiés et sur cette responsabilité nous serons jugés par Dieu (Mt 25, 31-46).

La destination universelle des biens exige que la propriété privée serve à répondre aux besoins des personnes, en particulier des pauvres. Elle implique également la promotion de politiques pour leur inclusion sociale. Dans l’Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium, le pape François considère l’inclusion sociale des pauvres comme l’une des “grandes questions qui (…) semblent fondamentales en ce moment de l’histoire” (Evangelii Gaudium, dorénavant EG, n.185), avec la question de la paix et du dialogue social. Dans son discours lors de la rencontre mondiale des mouvements populaires, à Santa Cruz de la Sierra, Bolivie, le 9 juillet 2015, François a déclaré :

La destination universelle des biens n’est pas une parure rhétorique de la doctrine sociale de l’Église. C’est une réalité antérieure à la propriété privée. La propriété, surtout lorsqu’elle concerne les ressources naturelles, doit toujours être en fonction des besoins des personnes. Et ces besoins ne se limitent pas à la consommation. (…) Les plans d’assistance qui répondent à certaines urgences devraient être envisagés uniquement comme des réponses transitoires. Ils ne pourront jamais remplacer la véritable inclusion : l’inclusion qui donne un travail digne, libre, créatif, participatif et solidaire.

Il est nécessaire de prêter attention à la dimension sociale et politique de la pauvreté. “Ne donnez pas comme charité ce qui est déjà dû au titre de justice” (Apostolicam Actuositatem, dorénavant AA, 8).

4 Fonction sociale de la propriété

4.1 Fonction sociale ou hypothèque sociale

La DSI enseigne à reconnaître la fonction sociale de toute forme de propriété privée, en se référant fréquemment aux exigences indispensables du bien commun (cf. Quadragesimo Anno, dorénavant QA, 23). Ces exigences peuvent être résumées ainsi : personne ne doit posséder des biens comme étant seulement les siens, uniquement à lui, mais comme des biens communs quant à leur usage, afin qu’ils puissent être utiles aussi aux autres ; on ne peut ignorer les effets de l’usage de ses propres biens et ressources (ce qui implique, par exemple, d’éviter le gaspillage) ; il n’est pas juste de maintenir les biens possédés oisifs, surtout les biens de production, mais il faut les confier à ceux qui ont le désir et la capacité de les faire produire. La fonction sociale inclut également les fruits des récents progrès dans les domaines scientifique et technologique.

Les entrepreneurs ont une responsabilité particulière, celle d’utiliser leur capacité entrepreneuriale pour créer de nouvelles entreprises ou moderniser les entreprises traditionnelles, afin de garantir leur durabilité économique, politique et socio-environnementale et de promouvoir le développement avec justice sociale. Les chrétiens et les personnes de bonne volonté sont appelés à “se préoccuper de la construction d’un monde meilleur” et à prendre soin de la terre, “notre maison commune” (EG n.183). Pour l’engagement d’organiser l’économie et de promouvoir le bien commun, le pape François dit : “Nous avons un instrument très approprié dans le Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, dont j’encourage vivement l’usage et l’étude” (EG n.184).

Dans l’encyclique Laudato Si’, le pape François associe l’usage social des biens à une “écologie humaine”, qui à son tour “est inséparable de la notion de bien commun, principe qui joue un rôle central et unificateur dans l’éthique sociale” (LS n.156). Le bien commun “suppose le respect de la personne humaine en tant que telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables, orientés vers son développement intégral” (LS n.156), ce qui exige la création de dispositifs de bien-être et de sécurité sociale et le développement de groupes intermédiaires. Il exige également l’application du principe de subsidiarité, avec une attention particulière pour la famille. Il requiert encore la paix sociale, la sécurité et la justice distributive (cf. LS n.156).

En outre, des actions sont nécessaires au niveau international, “pour briser les barrières et les monopoles” qui empêchent ou entravent l’exercice de la fonction sociale de la propriété (cf. CA n.35). En critiquant le manque d’éthique dans la gestion des finances lors de la crise de 2008-2009, Benoît XVI écrit : “Les finances, après leur mauvaise utilisation qui a nui à l’économie réelle, doivent redevenir un instrument visant le développement”. Et il ajoute : “Les opérateurs financiers doivent redécouvrir le fondement éthique propre à leur activité” (Caritas in Veritate, dorénavant CV, n.62-64).

Le document de Puebla a adopté l’enseignement de Jean-Paul II sur l’hypothèque sociale qui pèse sur toute propriété privée :

Comme nous l’enseigne Jean-Paul II, sur toute propriété privée pèse une hypothèque sociale. La propriété compatible avec la destination universelle des biens est avant tout un pouvoir de gestion et d’administration, qui, sans exclure la possession, ne la rend ni absolue ni illimitée.” (Document de Puebla, dorénavant DP, n.492).

L’expression “hypothèque sociale” souligne ainsi le rôle des gestionnaires comme inhérent aux détenteurs de la propriété de biens et de connaissances. La propriété privée n’est jamais un droit absolu, mais conditionné par des règles et des limites que la loi peut établir. La Constitution du Brésil, de 1988, à deux moments distincts (aux articles 5, paragraphe XXIII, et 170, paragraphe III), après avoir garanti le droit de propriété, a établi la nécessité de respecter sa fonction sociale. Sur la base de cette disposition constitutionnelle, une municipalité peut établir un impôt progressif sur les terrains ou bâtiments oisifs et, en dernière instance, exproprier ce bien.

Une manière de réaliser concrètement la fonction sociale de la propriété est de promouvoir des formes de participation des travailleurs à la propriété des entreprises. Jean-Paul II propose les formes suivantes : copropriété, actionnariat du travail et participation aux bénéfices. Il propose également d’associer le travail à la propriété du capital à travers des “corps intermédiaires à finalités économiques”, souvent appelés “entreprises d’autogestion” (LE n.14). Dans ces entreprises, détenues par les travailleurs, généralement sous forme de coopératives, l’initiative passe aux mains des travailleurs, d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Le système des entreprises autogérées montre qu’il est possible de produire efficacement, sans capitalistes propriétaires. Elles réalisent la priorité du travail sur le capital, le capital n’étant rien d’autre que du travail accumulé. Les biens de la nature, la technologie et le capital sont des facteurs instrumentaux, mis au service du travail humain, seule cause efficiente de la production.

Une conclusion logique de la doctrine de la fonction sociale inhérente à toute propriété est qu’une partie des fortunes accumulées par les propriétaires de grandes entreprises appartient, de droit, aux travailleurs, dont le travail a été essentiel à l’accumulation de ces biens.

La propriété intellectuelle est garantie par les lois dans de nombreux pays et constitue une forme de récompense pour les investissements réalisés en recherches ayant abouti à une invention ou à la création d’un médicament. Mais il est important de vérifier si ces lois tiennent compte du principe de la fonction sociale de la propriété, permettant l’accès à ces connaissances à un coût approprié et répondant aux besoins sociaux de populations entières (par exemple, la médication de contrôle des épidémies). Une autre discussion qui s’impose concerne la privatisation des services publics, tels que l’eau et l’assainissement de base. Le risque lié à la privatisation de ces services est que, devenant des marchandises, ils deviennent inaccessibles aux populations pauvres, en raison des prix élevés pratiqués par les entreprises concessionnaires de ces services.

4.2 Répartition de la propriété foncière

Une question cruciale, pour tous les peuples, est la répartition équitable de la terre, qu’il s’agisse de sols urbains ou ruraux. En ce qui concerne cette question, le principe de la destination universelle des biens et celui de la fonction sociale de la propriété s’appliquent également. Il convient de rappeler l’avertissement des Saints Pères : “La terre a été donnée à tous, pas seulement aux riches” (S. Ambroise, De Nabuthe, c. 12, n. 53; PL 14, 747. apud PP n.23). La possibilité de posséder des terres dans les zones rurales est une condition pour l’accès à d’autres biens et services, comme le crédit (cf. Conseil Pontifical Justice et Paix, “Pour une meilleure répartition des terres. Le défi de la réforme agraire”, 1997, n.27-31).

La propriété offre une série d’avantages objectifs, mais elle peut aussi apporter des promesses illusoires et tentantes. Celui qui absolutise la propriété et ne pense qu’à accumuler des biens finit par connaître l’esclavage le plus radical.

Parmi les défis du monde actuel, l’Evangelii Gaudium mentionne une économie d’exclusion, une nouvelle idolâtrie de l’argent, un argent qui gouverne au lieu de servir et une inégalité qui génère la violence (cf. EG n.55-58). L’EG demande également de pratiquer le dialogue dans la construction de nouvelles politiques nationales et locales, ainsi que le “dialogue et la transparence dans les processus décisionnels” (LS n.182), dans le domaine de l’économie, du développement durable et de la lutte contre la corruption.

5 Autres formes de propriété

Étant donné la prédominance de l’appropriation privée des biens dans les sociétés capitalistes, il est important de ne pas oublier les formes traditionnelles, comme la propriété communautaire, qui revêt une importance particulière et caractérise la structure sociale de nombreux peuples autochtones et des Quilombolas. La survie physique et culturelle des peuples autochtones dépend en grande partie de la garantie de la possession et de l’utilisation des territoires où vivaient déjà leurs ancêtres. La garantie de la préservation de la possession de ces terres, forêts et sous-sol est un facteur fondamental pour leur survie, leur sécurité et leur bien-être. La défense et la valorisation de cette forme de propriété ne doivent pas exclure la conscience que ce type de propriété peut aussi évoluer.

Une autre forme de propriété est la propriété collective, sous forme coopérative ou associative. Dans la Mater et Magistra (dorénavant MM), le pape Jean XXIII manifeste son soutien au coopérativisme (MM n.82-87), notamment dans le secteur agricole (MM n.143), qui selon lui a été négligé par de nombreux gouvernements. Il y a une reconnaissance implicite des formes de propriété sur lesquelles repose le coopérativisme et des principes que ce système pratique dans la gestion de ses affaires. Un principe est celui de la gestion démocratique (une voix, un vote) ; un autre, celui de la distribution des excédents, à la fin de chaque exercice, en proportion des opérations de chaque associé avec la coopérative et non en fonction du volume de capital apporté par l’associé (sous forme de parts sociales), soulignant ainsi le principe de la priorité du travail sur le capital.

6 Origine des distorsions dans la vision et la pratique de la propriété

Nous pouvons nous demander quelle est l’origine des graves et fréquentes distorsions qui se produisent aujourd’hui dans la répartition des biens et dans la gestion des affaires. La tendance que les analystes observent dans notre économie mondialisée est que la propriété est devenue un droit (presque) absolu. Ils constatent la domination croissante du capital financier sur le capital productif. Ces tendances ont pour résultat une concentration croissante des richesses entre les mains de quelques-uns, avec l’augmentation démesurée des grandes fortunes. Les études de l’économiste Thomas Piketty sur l’inégalité, la concentration du capital et la financiarisation de l’économie moderne offrent des preuves solides en ce sens.

Benoît XVI, dans l’encyclique Caritas in Veritate, souligne la fonction sociale de l’entreprise, qui se réalise à la fois dans la production de biens et de services et dans la création d’emplois. Dans l’accomplissement de ses fonctions, l’entreprise ne peut tenir compte seulement des intérêts des propriétaires ou des actionnaires :

l’entreprise ne peut tenir compte uniquement des intérêts de ses propriétaires, mais doit également se préoccuper des autres catégories de sujets qui contribuent à la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des différents facteurs de production, la communauté de référence. (CV n.40)

 Le pape mettait en garde contre l’utilisation spéculative des ressources de l’entreprise sur le marché financier, mettant en péril la durabilité de l’entreprise :

Il faut éviter que le motif de l’emploi des ressources financières soit spéculatif, cédant à la tentation de rechercher uniquement le profit à court terme, sans se soucier également de la durabilité de l’entreprise à long terme, de son service concret à l’économie réelle et d’une promotion économique adéquate et opportune, y compris dans les pays nécessitant un développement. (CV n.40).

 Le pape François, quant à lui, diagnostique une crise anthropologique profonde à la base du système d’économie de marché. Il écrit dans l’Exhortation Apostolique La Joie de l’Évangile :

La crise financière que nous traversons nous fait oublier qu’à son origine, il y a une crise anthropologique profonde : la négation de la primauté de l’être humain. Nous avons créé de nouveaux idoles. L’adoration du veau d’or ancien (cf. Ex 32, 1-5) a trouvé une version nouvelle et cruelle dans le fétichisme de l’argent et dans la dictature d’une économie sans visage et sans objectif véritablement humain. La crise mondiale qui touche les finances et l’économie met à jour ses propres déséquilibres et, surtout, la grave carence d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à une seule de ses nécessités : la consommation” (EG n.55).

La crise anthropologique qui en résulte est en consonance avec l’idéologie de la liberté totale du marché et l’affirmation d’un État minimal : “Ce déséquilibre découle des idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Pour cette raison, elles nient le droit de contrôle des États, chargés de veiller à la protection du bien commun” (EG n.56). Après avoir parlé des dettes, des intérêts, de la corruption et de l’évasion fiscale égoïste, qui prennent des dimensions mondiales, le pape affirme :

L’ambition du pouvoir et de la possession n’a pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout dévorer pour augmenter les bénéfices, toute réalité fragile comme l’environnement reste sans défense face aux intérêts du marché divinisé, transformé en règle absolue. (EG n56).

Le résultat de cette crise anthropologique et des idéologies de l’individualisme et du matérialisme est le mépris massif des droits humains fondamentaux des individus et de peuples entiers, les changements climatiques et la dégradation environnementale de dimensions planétaires, comme nous le rappelle l’Encyclique Laudato Si’.

Le grand défi est de renforcer des pratiques économiques et sociales qui s’alignent avec les principes de la doctrine sociale de l’Église sur la propriété et l’usage commun des biens, afin de renverser les tendances actuelles nuisibles au bien commun et autodestructrices pour l’humanité.

Matias Martinho Lenz, SJ. Université Catholique de Pelotas, RS. Texte original en portugais.

7 Références bibliographiques

Liste des grandes encycliques sociales des papes, par ordre chronologique, avec sigle et année de publication :

LÉON XIII. Rerum Novarum (RN). Sur la condition des ouvriers, 1891.

PIE XI. Quadragesimo Anno (QA). Sur la restauration et le perfectionnement de l’ordre social en conformité avec la Loi Évangélique, 1931.

JEAN XXIII. Mater et Magistra (MM). Sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens, 1961.

______. Pacem in Terris (PT). Sur la paix chrétienne, 1963.

PAUL VI. Populorum Progressio (PP). Sur le développement des peuples, 1967.

JEAN-PAUL II. Laborem Exercens (LE). Sur le travail humain. Pour le 90e anniversaire de la Rerum Novarum, 1981.

______. Sollicitudo Rei Socialis (SRS). La sollicitude sociale de l’Église. Pour le 20e anniversaire de la Populorum Progressio, 1987.

______. Centesimus Annus (CA). Pour le centenaire de la Rerum Novarum, 1991.

BENOÎT XVI. Caritas in Veritate (CV). Sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité, 2009.

FRANÇOIS. Evangelii Gaudium (EG). La Joie de l’Évangile. Sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui, 2013.

______. Laudato Si’ (LS) – Loué sois-tu. Sur le soin de la maison commune, 2015.

Autres documents sociaux officiels de l’Église Catholique.

CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II. Constitution Pastorale Gaudium et Spes (GS). Sur l’Église dans le Monde d’Aujourd’hui, 1965.

______. Décret Apostolicam Actuositatem (AA). Sur l’Apostolat des Laïcs, 1965.

CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI. Instruction Libertatis Conscientia (LC), 1987.

CONSEIL ÉPISCOPAL LATINO-AMÉRICAIN. Conclusions de la IIe Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain. Document de Puebla (DP), 1979.

______. Conclusions de la IIe Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain. Évangélisation dans le présent et l’avenir de l’Amérique Latine. Document d’Aparecida (DA), 1979.

2 Textes et livres de référence

ANTONCICH, R.; SANS, J. M. Enseignement Social de l’Église. Petrópolis : Vozes, 1986.

CALLEJA, J. I. Moral Sociale Samaritaine I. Fondements et notions d’éthique économique chrétienne. São Paulo : Paulinas, 2006.

CNBB. L’Église et la Question Agraire au début du XXIe siècle. Études de la CNBB n. 99. Brasília : CNBB, 2010.

LENZ, M. M. La propriété et sa fonction sociale. In : CNBB. Thèmes de la Doctrine Sociale de l’Église. Projet National d’Évangélisation Nous voulons voir Jésus, Chemin, Vérité et Vie. São Paulo : Paulinas et Paulus, 2006, p.77-90.

______ (et équipe du projet enseignement social de l’Église, défi pour les communautés). Richesse et Pauvreté et l’Enseignement Social de l’Église. Collection Enseignement Social de l’Église, V. Petrópolis : Vozes, 1993.

MARTINS, José de Souza. Réforme agraire : le dialogue impossible. São Paulo : Edusp, 2000.

PIKETTY, T. Le Capital au XXIe siècle. Rio de Janeiro : Intrínseca, 2014.

______. L’Économie des inégalités. Rio de Janeiro : Intrínseca, 2015.

PONTIFICAL COUNCIL “JUSTICE AND PEACE”. Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église (CDSI). São Paulo : Paulinas, 2005.