Justice Sociale

Sommaire

1 Statut de la question

2 Scolastique-thomiste

3 De la justice légale à la justice sociale

4 Doctrine Sociale de l’Église

5 Nouvelles approches et perspectives

6 Systématisation

7 Références bibliographiques

1 Statut de la question

En abordant un sujet d’une telle complexité, il convient de se demander s’il est possible de réaliser la Justice Sociale à partir des conditions mises en évidence dans la réalité. Les inégalités sociales augmentent. Pour les défenseurs d’un système capitaliste néolibéral, l’inégalité n’est pas seulement nécessaire, elle est « essentielle » à ce modèle de société. Le fort rejet du capitalisme libéral de la justice sociale est un fait pertinent. Ludwig von Mises, un des principaux représentants de l’École Autrichienne d’économie, justifie l’inégalité sociale en ces termes : « L’inégalité de revenu et de richesse est une caractéristique essentielle de l’économie de marché. L’éliminer la détruirait complètement » (MISES, 2010, p. 347-948).

Friedrich Hayek, l’un des principaux icônes de la pensée néolibérale, exprime toute son aversion pour le concept de justice sociale. Tout d’abord, il déclassifie l’Église :

Il semble avoir été adopté par une large partie du clergé de toutes les tendances du christianisme, qui, à mesure qu’ils perdaient foi en une révélation surnaturelle, semblaient chercher refuge et réconfort dans une nouvelle religion « sociale » qui remplace une promesse céleste de justice par une autre temporelle, et espèrent ainsi pouvoir poursuivre leur mission de faire le bien. L’Église catholique romaine, en particulier, a fait de l’objectif de « justice sociale » une partie de sa doctrine officielle (HAYEK, 1985, p. 84).

Ensuite, il déclassifie ses théoriciens :

L’expression « justice sociale » n’est pas une expression naïve de personnes de bonne volonté envers les moins fortunés, elle est plutôt devenue une insinuation malhonnête. Pour que le débat politique soit honnête, il est nécessaire que les gens reconnaissent que l’expression est déshonorante d’un point de vue intellectuel, symbole de démagogie ou de journalisme bon marché, que les penseurs responsables devraient avoir honte d’utiliser (HAYEK, 1985, p. 118).

La Doctrine Sociale de l’Église (DSE) est reconnue même par ses plus grands adversaires comme défenseur de la justice sociale. L’inégalité sociale est intolérable et l’humanité vit une grave situation d’injustice sociale provoquée par une économie qui tue. La justice est un concept autour duquel se structure le christianisme (cf. article Foi et Justice). Il ne s’agit pas seulement de distribution de revenus.

Outre les formes traditionnelles de justice héritées de la pensée classique (légale/générale, distributive, corrective), la DSE présente la catégorie de justice sociale :

Le Magistère social évoque les formes classiques de justice : la commutative, la distributive, la légale. Une place de plus en plus grande dans le Magistère est accordée à la justice sociale, qui représente un véritable développement de la justice générale, régulatrice des relations sociales sur la base du critère du respect de la loi. La justice sociale, exigence liée à la question sociale, qui se manifeste aujourd’hui à une dimension mondiale, concerne les aspects sociaux, politiques et économiques et, surtout, la dimension structurelle des problèmes et des solutions correspondantes. (CDSI, 2005, n. 201)

2 Scolastique-thomiste

Le concept aristotélicien-biblique-patristique de justice a été réinterprété dans la scolastique. Saint Thomas d’Aquin, dans le Traité De Iustitia, a introduit le terme dans la théologie et l’a inséré dans le cadre des vertus, reformulant ainsi la justice légale d’Aristote (ST II-II qq. 58-122). Son étude est indispensable pour comprendre le contenu de la justice sociale. La justice est la disposition de caractère qui fait que les gens agissent de manière juste et désirent ce qui est juste. C’est la vertu qui régit les relations humaines. L’homme juste (dikaios) est celui qui respecte les lois (justice absolue) et l’égalité (justice particulière). Être juste, c’est vivre dans la légalité et respecter l’égalité.

Dans la justice générale, un acte juste est celui qui est conforme à la loi. La loi établit comme dues les actions nécessaires pour que la communauté atteigne le bien commun et l’eudaimonia. Le terme « général » se réfère à son étendue. La justice particulière est fondée sur la notion d’égalité et se subdivise en justice distributive et justice corrective. La justice distributive s’exerce dans la répartition des honneurs, des richesses et de tout ce qui peut être partagé. Dans la distribution, la qualité personnelle du destinataire est prise en compte. Dans l’oligarchie, le critère de distribution est la richesse ; dans la démocratie, le citoyen libre ; dans l’aristocratie, la vertu. La justice corrective vise à rétablir l’équilibre dans les relations privées, volontaires (contrats) et involontaires (illicites civils et pénaux).

Thomas d’Aquin poursuit la tradition aristotélicienne, en y ajoutant des éléments du Droit Romain, de la Patristique et de la Sainte Écriture. Pour désigner la justice générale, Thomas utilise le terme justice légale, puisque les actes dus à la communauté pour qu’elle atteigne le bien commun sont disposés dans la loi. Cette justice concerne ce qui est dû à l’autre en communauté. L’objet de la justice légale est le bien de tous. La justice distributive est celle qui répartit proportionnellement ce qui est commun, qu’il s’agisse de biens ou de charges, et vise à garantir l’égalité dans la répartition des devoirs et des droits. La justice corrective aristotélicienne est appelée commutative chez Thomas.

3 De la justice légale à la justice sociale

Au XIXe siècle, les néothomistes reprennent le concept de justice légale dans une nouvelle perspective. L’Illustration, l’état de droit et le libéralisme exigent de repenser le concept de juste distribution. Suivant Charles Taylor (TAYLOR, 2000, p. 242), la base de l’identification sociale dans les sociétés hiérarchiques est la notion d’honneur. L’honneur est un pré-concept de chaque personne en sa condition qui définit les privilèges et distinctions par rapport à une position déterminée (status). Dans les sociétés hiérarchisées, la justice distributive sera le principe organisateur de la vie sociale. La règle de distribution sera : à chacun selon sa position sociale. Dans la société démocratique, où tous possèdent la même « importance », la notion d’honneur est remplacée par la « notion de dignité utilisée dans un sens universaliste et égalitaire qui permet de parler de dignité inhérente aux êtres humains (…). La prémisse est que tous partagent cette dignité » (TAYLOR, 2000, p. 242). Or, si l’égalité fondamentale n’est pas proportionnelle, mais absolue, la justice distributive ne peut pas être le principe organisateur de la société, mais la justice légale, fondée sur l’égalité fondamentale de tous les êtres humains. Comme tous les membres d’une société sont égaux devant la loi, la justice légale devient justice sociale, celle où tous ont la même valeur, et tout acte conforme à la loi bénéficie à tous. Le moyen utilisé pour atteindre le bien commun est le sujet du bien commun – la société dans ses membres – justifiant le changement de dénomination, de justice légale à justice sociale.

Dans ce contexte de transition, Louis Taparelli d’Az

eglio (1793-1862), théologien néothomiste de l’Université Grégorienne, a été le premier à utiliser l’expression « justice sociale » dans son œuvre Saggio teoretico di diritto naturale. Préoccupé par les conséquences du libéralisme, de la rapide expansion du capitalisme à travers la Révolution industrielle, cet auteur a cherché une base théologique pour soutenir la doctrine morale de l’Église. Et il y parvint, car sa pensée influença l’élaboration de la Rerum Novarum. Cependant, l’expression justice sociale suscita des controverses entre les secteurs conservateurs de la hiérarchie et le « catholicisme social européen », car on soupçonnait une certaine influence socialiste. Cela semble être la raison pour laquelle elle ne fut pas adoptée par Léon XIII.

Taparelli part du postulat de l’existence de deux droits. Le droit individuel se réfère à Dieu et à soi-même. Le droit social spécifie les relations humaines et doit fonder la justice sociale. « La justice sociale est la justice entre homme et homme ». Entre les hommes considérés uniquement dans leur humanité, leur rationalité et leur liberté, il existe des « relations de parfaite égalité, car homme et homme ici ne signifie que l’humanité reproduite deux fois » (TAPARELLI d’AZEGLIO, 1840-1843). La justice sociale, donc, dans une société où les positions occupées par chacun sont considérées comme secondaires en matière de justice, a pour objet ce qui est dû à l’individu uniquement en raison de sa condition humaine.

Les catholiques sociaux français de la fin du XIXe siècle, principaux responsables de la diffusion du terme « justice sociale » en Europe, l’ont également liée à la justice légale. Antoine, dans Cours d’économie sociale (1899), développe une théorie de la justice, dans laquelle il réitère les significations de justice légale, de justice distributive et de justice commutative. La justice légale est la volonté constante des citoyens de donner à la société ce qui lui est dû, la disposition habituelle à contribuer, sous la direction de l’autorité suprême, au bien commun, c’est ce que nous appelons justice légale. Par conséquent, elle s’identifie à la justice sociale, car il y a identité d’objet, le bien commun. La justice sociale consiste en l’observation de tout le droit, a pour objet le bien commun et pour sujet la société civile. La société civile n’existe que dans la totalité de ses membres et tous doivent collaborer à l’obtention du bien commun (sujet de la justice sociale) et tous doivent participer au bien commun (terme de la justice sociale).

Dans le domaine allemand, où il y a également un retour au néothomisme, les éditeurs de la revue importante Stimmen aus Maria-Laach, Pesch, Gundlach, Messner, Nell-Breuning et Tischleder ont adopté l’expression justice sociale. Ce fait a été décisif pour que le terme soit accepté par le Magistère, car ces auteurs ont collaboré de manière décisive à l’élaboration de l’encyclique Quadragesimo anno (1931) de Pie XI. Avant cela, seul Pie X, dans l’encyclique Iucunda sane (1904), qui commémorait Saint Grégoire le Grand, a utilisé le terme en qualifiant le saint de défenseur de la justice sociale. Le concept apparaît dans l’encyclique Studiorum Ducem (29 juin 1923), à l’occasion du sixième centenaire de la canonisation de Thomas d’Aquin. Dans celle-ci, Pie XI affirme que dans les écrits de l’Aquinate se trouvent les réfutations des théories libérales de la morale, du droit et de la sociologie.

4 Doctrine sociale de l’Église

Le développement du concept de justice sociale à partir de la tradition aristotélico-thomiste reçoit un élan dans les Encycliques Sociales. Le concept a été introduit par Pie XI dans Quadragesimo Anno (1931). Le terme est cité sept fois et toujours accompagné des adjectifs commutative, légale/générale. Il s’agit d’un concept qui apporte des exigences précises, ayant pour critère la dignité humaine, comme l’a défini Taparelli.

L’économie est son champ d’application le plus immédiat. Pour Pie XI, il existe une loi de justice sociale qui devrait régir tout modèle économique :

Il est nécessaire que les richesses, en augmentation continue avec le progrès de l’économie sociale, soient réparties entre les individus ou les classes particulières de telle manière que l’utilité commune, dont parlait Léon XIII, soit toujours sauvegardée, ou, en d’autres termes, que le bien général de toute la société ne soit en rien lésé. Cette loi de justice sociale interdit qu’une classe soit exclue de la participation aux profits par une autre. (Q A 57)

Elle s’applique à la sphère économique avec la même universalité que la justice légale. Par conséquent, « chacun doit donc avoir sa part des biens matériels ; et il faut veiller à ce que leur répartition soit guidée par les normes du bien commun et de la justice sociale » (Q A 58). Aussi chez Thomas d’Aquin, la justice légale oriente l’homme directement vers le bien commun.

La justice sociale considère l’être humain dans sa condition de personne humaine, ses droits et devoirs en tant que membre de la société. Tout comme chacun a des obligations, chacun a des avantages, car le bien commun ne se réalise que « lorsque tous et chacun ont tous les biens que les richesses naturelles, l’art technique et la bonne gestion économique peuvent fournir » (Q A 75). Dans l’ordre économique, la formule de la justice sociale serait : tous les biens nécessaires pour tous.

Encore dans le domaine économique, le monde du travail est le principal champ d’application de la loi de justice sociale. Le salaire est l’un de ses principaux instruments. Pour valoriser le travail avec justice, il faut considérer sa dimension personnelle et sociale (QA 69). Le bien commun exige de promouvoir des emplois comme condition de sécurité et de bien-être. Le chômage est le reflet d’une économie injuste. La justice sociale doit réguler et déterminer le salaire de l’ouvrier et de sa famille, en évitant l’exploitation du travail des enfants et des femmes (Q A 71).

La justice sociale ne s’applique pas seulement au domaine économique. Les institutions publiques doivent également adapter l’ensemble de la société aux exigences du bien commun, c’est-à-dire aux règles de la justice sociale (Q A 110). Les êtres humains, considérés comme des personnes, sont égaux et, par conséquent, toute inégalité dans les aspects constitutifs de la personne, comme c’est le cas de leurs besoins matériels de base, doit être éliminée. Il ne suffit pas d’appeler à la moralité dans les relations entre employeurs et employés, car le système de production se développe au sein d’une structure sociale. La justice sociale inspire la réforme des institutions. L’État a un rôle irremplaçable dans l’application de cette loi (Q A 79), toujours en collaboration entre l’État, l’entreprise et la société : « Il faut que cette justice imprègne complètement les institutions des peuples et toute la vie de la société. L’autorité publique doit insister pour défendre et revendiquer efficacement cet ordre juridique et social » (Q A 88).

Le Concile Vatican II, dans Gaudium et spes, confère deux fondements théologiques décisifs. Le premier est la dignité de la personne humaine créée à l’image et à la ressemblance de Dieu :

L’égalité fondamentale entre tous les hommes doit être de plus en plus reconnue, car, dotés d’une âme rationnelle et créés à l’image de Dieu, tous ont la même nature et origine ; et, rachetés par le Christ, tous ont la même vocation et destination divine. Mais toute forme de discrimination sociale ou culturelle, en ce qui concerne les droits fondamentaux de la personne, en raison du sexe, de la race, de la couleur, de la condition sociale, de la langue ou de la religion, doit être surmontée et éliminée car contraire à la volonté de Dieu (…) En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres et les peuples de la seule famille humaine provoquent le scandale et sont un obstacle

à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine et, finalement, à la paix sociale et internationale (GS 29).

Le deuxième fondement se trouve dans la référence « à la création d’un organisme de l’Église chargé de stimuler la communauté catholique dans la promotion du progrès des régions nécessiteuses et de la justice sociale entre les nations » (GS 90). La justice sociale comme exigence de la dignité humaine a une portée mondiale et trouve son fondement théologique dans le principe de la destination universelle des biens : « Dieu a destiné la terre avec tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et peuples ; de sorte que les biens créés doivent parvenir équitablement aux mains de tous, selon la justice, soutenue par la charité » (GS 69). Paul VI, suivant cette orientation du Concile, crée la Commission Justice et Paix (Motu proprio Catholicam Christi Ecclesiam, 6 janvier 1967).

Jean-Paul II maintient la justice sociale comme un axe de la doctrine sociale de l’Église. Pour lui, la « question sociale » est identifiée comme une question de justice sociale dont l’origine se trouve dans les structures de péché et les mécanismes pervers (Sollicitudo rei socialis). En situant le travail humain comme clé de la question sociale, l’engagement pour la justice se concrétise d’abord dans la lutte pour les droits des travailleurs (Laborem exercens). La priorité du travail sur le capital est une des exigences de la justice sociale et les syndicats sont les représentants de cette lutte (LE 8). Benoît XVI, dans Caritas in veritate, rappelle que la doctrine sociale n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même, non seulement parce qu’elle est intégrée dans les mailles d’un contexte social et politique plus large, mais aussi par le réseau de relations dans lequel elle se réalise (CiV 35).

Il appartiendra au pape François d’élargir le concept de justice sociale (TORNIELLI et GALEAZZI, 2016 ; FRANCISCO, 2016). Dans Evangelii Gaudium, le pontife rappelle que « personne ne devrait dire qu’il se tient à l’écart des pauvres, car personne ne peut se sentir exonéré de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale » (EG 201). Et il souligne que la justice sociale doit être à l’ordre du jour du dialogue entre les religions : le dialogue interreligieux, fondé sur une attitude d’ouverture dans la vérité et l’amour, doit rechercher la paix et la justice sociale, c’est un engagement éthique qui crée de nouvelles conditions sociales (cf. EG 250).

Dans Laudato Si’, le pontife insère la justice sociale dans le paradigme du soin de la maison commune :

il manque souvent une conscience claire des problèmes qui affectent particulièrement les exclus. Ceux-ci sont la majorité de la planète, des milliards de personnes (…) Une véritable approche écologique devient toujours une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les débats sur l’environnement, pour entendre à la fois le cri de la terre et le cri des pauvres (LS 49).

Le soin de la maison commune pointe vers la justice intergénérationnelle :

Si la terre nous est donnée, nous ne pouvons pas penser uniquement à partir d’un critère utilitariste d’efficacité et de productivité pour un profit individuel. Nous ne parlons pas d’une attitude optionnelle, mais d’une question essentielle de justice, car la terre que nous recevons appartient aussi à ceux qui viendront (LS 159).

5 Nouvelles approches et perspectives

À la Conférence de Medellín (1968), le CELAM a consacré un document entier au thème de la justice. Il y est dénoncé que « la misère marginalise de grands groupes humains dans nos peuples. Cette misère, en tant que fait collectif, est qualifiée d’injustice qui crie vers le ciel ». Et proclamait la force libératrice du christianisme : « Nous croyons que l’amour du Christ et de nos frères sera non seulement la grande force libératrice de l’injustice et de l’oppression, mais aussi et surtout l’inspiratrice de la justice sociale » (DM, Justice, 1).

À Puebla (1979), les évêques ont considéré la justice sociale comme un droit social qui fait partie du processus d’évangélisation. « Les peuples de ce continent ont droit à l’éducation, à l’association, au travail, au logement, à la santé, aux loisirs, au développement, à un bon gouvernement, à la liberté et à la justice sociale, à la participation aux décisions qui concernent le peuple et les nations » (DP 1272).

À Aparecida, le concept a été considérablement élargi. « Royaume de Dieu, justice sociale et charité chrétienne » est le titre du premier point du chapitre 8. La justice sociale s’insère dans le vaste contexte de l’annonce du Royaume de Dieu et de la promotion de la dignité humaine. Tout d’abord, il rappelle que les œuvres de miséricorde doivent être accompagnées par la recherche d’une véritable justice sociale (DAp 385).

Ensuite, il souligne que les nouveaux pauvres qui émergent actuellement transcendent la dimension socio-économique de la justice sociale :

les migrants, les victimes de la violence, les déplacés et les réfugiés, les victimes de la traite des personnes et des enlèvements, les disparus, les malades du VIH et des maladies endémiques, les toxicomanes, les personnes âgées, les garçons et les filles qui sont victimes de la prostitution, de la pornographie et de la violence ou du travail des enfants, les femmes maltraitées, victimes de la violence, de l’exclusion et de la traite pour l’exploitation sexuelle, les personnes handicapées, les grands groupes de chômeurs, les exclus par l’illettrisme technologique, les personnes vivant dans la rue des grandes villes, les indigènes et les afro-américains, les agriculteurs sans terre et les mineurs. (DAp 402).

La justice sociale ne se réduit pas à des politiques de distribution plus équitable des revenus et des richesses. Un nouveau type de demande articule l’équité économique à la reconnaissance des groupes discriminés. L’Église reconnaît à partir de la foi les semences du Verbe présentes dans les traditions et cultures des peuples indigènes et originaires pour renforcer leurs identités et organisations propres (cf. DAp 529-530). Elle soutient également « le dialogue entre la culture noire et la foi chrétienne et leurs luttes pour la justice sociale » (DAp 533).

Des entités et des mouvements organisés autour de l’ethnie, du peuple, du genre et de la sexualité, de la profession luttent pour que leurs identités soient reconnues. La revendication est d’être « reconnu » comme être humain dans sa constitution pleine (HONNETH, 2003). L’injustice sociale s’exprime également par des formes de discrimination culturelle. Les injustices de nature symbolique découlant de modèles sociaux de représentation excluent l’« autre » par leurs codes d’interprétation et de valeurs morales. Dans de nombreux cas, l’injustice économique est amplifiée par ce type d’injustice. Les deux formes se renforcent mutuellement. Le pauvre n’est pas seulement pauvre économiquement, mais aussi noir, indigène, femme, homosexuel, transsexuel, etc. La superación de l’injustice culturelle réside dans la reconnaissance des diversités des identités et de leurs modèles sociaux de représentation. Politique de reconnaissance et politique de redistribution intègrent le concept de justice sociale. À la lutte contre l’inégalité socio-économique s’ajoutent les luttes pour la fin des discriminations. Une justice sociale large vise à répondre aux deux revendications. Le champ de la justice sociale est, simultanément, la redistribution et la reconnaissance (FRASER, 2001).

6 Justice socio-environnementale

La distribution des biens, les taxes et la responsabilité du soin sont au cœur de la justice environnementale. Les questions qui impliquent l’écologie et l’inégalité sociale s’entrelacent dans le concept de justice socio-environnementale. La définition classique de la justice : « donner à chacun ce qui lui revient » s’applique

également aux ressources naturelles, pas seulement aux droits économiques et sociaux. La nature est un bien public dont tous les êtres humains doivent jouir. La justice sociale est l’un des quatre thèmes de la Charte de la Terre : respecter et prendre soin de la communauté de vie ; intégrité écologique ; justice sociale et économique ; démocratie, non-violence et paix. Les activités et les institutions économiques à tous les niveaux devraient promouvoir, sans discrimination, les droits de toutes les personnes à un environnement naturel et social capable d’assurer la dignité humaine, la santé physique et le bien-être spirituel. Éliminer la discrimination sous toutes ses formes, comme celles basées sur la race, la couleur, le genre, l’orientation sexuelle, la religion, la langue et l’origine nationale, ethnique ou sociale.

À qui appartiennent les réserves de pétrole, les rivières, les forêts, l’atmosphère ? De manière générale, les approches suivantes existent (IBANEZ, 2012) : dans la justice climatique, les pauvres sont considérés comme les principales victimes de la crise environnementale provoquée par les riches. Par conséquent, les principaux coupables de la crise doivent payer pour elle ; la justice environnementale considère que les déchets toxiques et les ferrailles sont déposés dans les territoires les plus pauvres et les périphéries, affectant des groupes spécifiques : les afro-descendants (racisme environnemental), les pauvres (classisme environnemental), les femmes (sexisme environnemental). Cette vision propose une répartition plus équitable des ressources naturelles de telle sorte qu’aucun groupe social ne puisse être lésé ; les défenseurs de la justice écologique incluent les animaux non humains dans la distribution ; la justice socio-environnementale intergénérationnelle envisage les générations futures comme destinataires de la justice.

7 Systématisation

Le bien commun est le contenu de la justice sociale. La justice sociale régule les relations de l’individu avec la communauté en tant que membres de la communauté. Dans la justice sociale, on vise directement le bien commun et, indirectement, le bien de tel ou tel individu particulier. L’être humain est considéré en communauté.

La reconnaissance est l’activité propre de la justice sociale. Elle vise à réguler la pratique sociale de considérer l’autre comme sujet de droit (ou personne), comme un être qui est « fin en soi et possède une dignité » (Kant). Un sujet de droit ne se constitue comme tel que s’il est reconnu par un autre sujet de droit. La justice sociale concerne cette pratique de reconnaissance mutuelle au sein d’une communauté. Elle supprime toute sorte de privilèges, dans le sens d’une inégalité de droits. Chacun ne possède les droits qu’il accepte pour les autres. Dans la mesure où les autres membres ne reconnaissent pas les droits de quelqu’un, celui-ci est délié de reconnaître les droits des autres. Le sujet de la justice sociale est l’altérité.

La personne humaine est un être concret existant. Elle a une nature humaine, un tout en soi, ne pouvant être réduite à une partie d’un tout plus grand. À elle sont dus tous les biens nécessaires à sa réalisation dans les dimensions concrète, individuelle, rationnelle et culturelle. L’égalité fondamentale de chaque personne est l’égalité dans cette dignité comme concept fondateur de l’expérience juridique et politique contemporaine.

Même si la justice distributive, en appliquant des critères pertinents, tels que « à chacun selon sa contribution » et « à chacun selon ses besoins », est présente dans le partage des biens produits, le système économique peut encore être injuste du point de vue de la justice sociale, s’il viole la dignité de la personne humaine (Mater et magistra 82).

Pour déterminer ce qui est dû dans un cas concret, en termes de justice sociale, il ne suffit pas de suivre les canons d’égalité proportionnelle de la justice distributive, mais il est nécessaire de prêter attention aux biens que l’être humain mérite en vertu de sa condition humaine. La justice sociale contemple les dimensions suivantes : socio-économique, juridique-politique-institutionnelle, socioculturelle, morale/subjective.

La justice sociale est la systématisation, en termes de théorie de la justice, de la valeur de la dignité de la personne humaine présente dans le développement de la civilisation : agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours et simultanément comme une fin et jamais simplement comme un moyen (Kant). « Ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » (Lc 6, 31).

Élio Gasda, SJ. Faculdade Jesuíta de Filosofia e Teologia (Belo Horizonte). Texte original portugais.

8 Références bibliographiques

BENOÎT XVI. Caritas in Veritate (CV). Sur le développement humain intégral dans la charité et la vérité, 2009.

CONCILE ŒCUMÉNIQUE VATICAN II. Constitution Pastorale Gaudium et Spes (GS). Sur l’Église dans le Monde d’Aujourd’hui, 1965.

CONSEIL ÉPISCOPAL LATINO-AMÉRICAIN. Conclusions de la IIe Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain. Document de Medellín (DM), 1968.

_______. Conclusions de la IIIe Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain. Document de Puebla (DP), 1979.

_______. Conclusions de la Ve Conférence Générale de l’Épiscopat Latino-Américain. Évangélisation dans le présent et l’avenir de l’Amérique Latine. Document d’Aparecida (DAp), 2007.

FRANÇOIS. Evangelii Gaudium (EG). La Joie de l’Évangile. Sur l’annonce de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui, 2013.

_______. Laudato Si’ (LS). Sur la sauvegarde de la maison commune, 2015.

FRASER, N. De la redistribution à la reconnaissance ? Dilemmes de la justice à l’ère postsocialiste. In : SOUZA, J. (org.). La démocratie aujourd’hui : nouveaux défis pour la théorie démocratique contemporaine. Brasília : UnB, 2001, p. 245-282.

HAYEK, F. A. von. Droit, législation et liberté : Volume II. Le mirage de la justice sociale : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique. São Paulo : Visão, 1985.

HONNETH, A. La Lutte pour la reconnaissance. La grammaire morale des conflits sociaux. São Paulo : Editora 34, 2003.

JEAN XXIII. Mater et Magistra (MM). Sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens, 1961.

_____. Laborem Exercens (LE). Sur le travail humain, 1981.

MISES, L. von. L’Action humaine. Un traité d’économie (1949). São Paulo : Instituto Ludwig von Mises Brasil, 2010.

PIE XI. Quadragesimo Anno (QA). Sur la restauration et le perfectionnement de l’ordre social en conformité avec la loi évangélique, 1931.

CONSEIL PONTIFICAL JUSTICE ET PAIX. Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église (CDSI). São Paulo : Paulinas, 2005.

TAPARELLI D’AZEGLIO, L. Saggio Teorico di Diritto Naturale appoggiato sul fatto. 5v. Rome : 1840-1843.

TAYLOR, C. Arguments philosophiques. São Paulo : Loyola,

2000.

TORNIELLI, A. ; GALEAZZI, G. Pape François – Cette économie tue : la vision du pape François sur le capitalisme et la justice sociale. Lisbonne : Bertrand, 2016.

Pour en savoir plus

CAMACHO, I; RINCÓN, R; HIQUERA, G. Praxis chrétienne III : option pour la justice et la liberté. São Paulo : Paulinas, 1988.

DÍAZ, José A. Termes bibliques de « justice sociale » et traduction de « l’équivalence dynamique ». Études Ecclésiastiques, n.51, 1976. p.95-128.

FLEISCHACKER, S. Une brève histoire de la justice distributive. São Paulo : Martins Fontes, 2006.

IBANEZ, F. Repenser la justice depuis l’écologie. Miscelánea Comillas, v.70, n.137, 2012. p. 357-372.

FRANÇOIS. L’amour est contagieux : l’Évangile de la justice. Braga : Nascente, 2016.

HAYEK, F. H. von. Les fondements de la liberté (1972). São Paulo, Visão, 1983.

MAFFETONE, S. ; VECA, S. (org.). L’idée de justice de Platon à Rawls. São Paulo : Martins Fontes, 2005.

MANZONE, Gianni. La dignité de la personne humaine dans la doctrine sociale de l’Église. Teocomunicação, v.40, n.3, sept./déc. 2010. p. 289-306.

MARIAS, J. La justice sociale et d’autres justices. Madrid : Espasa-Calpe, 1979.

PIKETTI, T. L’économie de l’inégalité. São Paulo : Intrínseca, 2104.

SANDEL, M. J. Justice – Qu’est-ce que faire la bonne chose . Rio de Janeiro : Civilização Brasileira, 2012.

SYNODE DES ÉVÊQUES. La Justice dans le monde (1971).

RAWLS, J. Une théorie de la Justice. Brasília : Editora Universidade de Brasília, 1981.

ROUANET, L. P. Rawls et la question de la justice sociale. Phrónesis, Campinas, v.5, n.1, , janv./juin 2003. p.1124.

SEN, A. Le développement comme liberté. São Paulo : Companhia das Letras, 2007.

LEAL, C. La notion de justice sociale dans la Gaudium et spes. Teología y Vida, v.54, n.2, 2013. p.181-204.

WALZER, M. Sphères de justice : une défense du pluralisme et de l’égalité. São Paulo : Martins Fontes, 2003.