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Sommaire
Introduction
1 Paradigme éthique du christianisme naissant
2 Paradigme indiqué par le Concile Vatican II
3 Paradigme de l’intersubjectivité
4 Paradigme pour un nouveau changement d’époque
Considérations finales
Références
Introduction
Parler de paradigmes, c’est faire référence à des principes qui guident les pensées et les actions, ou à des modèles ou des normes qui sont établis pour indiquer un ensemble possible de réponses ou de solutions concrètes à des questions ou problèmes qui surgissent à un moment historique donné.
Le concept de paradigme est en réalité très lié au monde de la science et aux noms de Thomas Kuhn et Karl Popper, et à leurs tentatives de comprendre comment fonctionne la connaissance scientifique. Kuhn a indiqué que les paradigmes sont « les réalisations scientifiques universellement reconnues qui, pendant un certain temps, fournissent des problèmes et des solutions modèles pour une communauté de praticiens d’une science » (KUHN, 1991, p. 13). Ainsi, les paradigmes émergent de l’accord sur certains points de vue et se configurent comme un cadre conceptuel qui permet la formulation d’une théorie particulière qui répond à des questions posées.
L’éthique, reconnue comme la science qui enquête sur les actes, les attitudes, les coutumes et les valeurs de l’être humain, ici envisagée à la lumière de la théologie, s’est également laissée guider par des paradigmes ou des modèles de pensée qui se sont imposés tout au long de l’histoire de l’Occident chrétien.
La proposition ici adoptée est de pointer les paradigmes qui ont guidé et guident la construction théorique et pratique de l’éthique théologique dans le passé et le présent, et de vérifier la crise contemporaine de ces paradigmes qui, d’une certaine manière, indiquent des voies encore non dévoilées. Pour cette raison, un bref passage par l’histoire de l’éthique théologique sera nécessaire, même si raconter cette histoire n’est pas le principal moteur de ce texte et qu’une autre entrée pourrait le faire plus adéquatement.
Ainsi, nous pointerons les paradigmes qui ont marqué certains temps spécifiques de l’histoire de l’humanité en Occident chrétien, en rappelant que chaque paradigme est un modèle de pensée qui, à son tour, suscite différentes manières, méthodes et systèmes de faire de la théologie morale dans chaque contexte, générant des attitudes et des perspectives qui ont marqué l’éthique théologique et la vie des chrétiens.
1 Paradigme éthique du christianisme naissant
Le premier paradigme à être rappelé est le paradigme éthique du christianisme primitif, qui naît avec l’incarnation de Jésus de Nazareth, le Fils de Dieu fait homme. Cependant, il faut rappeler que Jésus, étant juif, est né dans un temps et une culture déterminés, déjà constitués, avec des valeurs, des normes et des coutumes consacrées. Nous avons, dans les Écritures sacrées, l’Ancien ou Premier Testament, avec des textes qui racontent le début de l’Histoire du Salut qui coïncide avec l’histoire du peuple juif. Ce qui nous intéresse ici est d’affirmer, à partir de ce texte révélé, que l’ethos juif s’ancrait dans une éthique fondée sur le « paradigme de la Loi » : la loi du Sinaï, reçue par Moïse, les dix commandements, qui ont été étendus à d’innombrables autres lois, posées avec l’intention d’interpréter et de détailler ce qui devait être observé et accompli par le peuple de l’Alliance. Jésus, en bon juif, ne nie pas la loi de Moïse, mais l’actualise et l’élargit, en la simplifiant paradoxallement. Il réduit les dix commandements et les 613 lois décrites dans le Pentateuque à deux, qui à la fin se résument en une seule : la loi de l’amour. Ainsi, du judaïsme à Jésus, on peut penser à un premier changement de paradigme éthique. Ce changement, du paradigme de la Loi au « paradigme de l’Amour », est très important pour comprendre ce qui s’est passé ensuite.
Au tout début du christianisme, lorsque les formulations théoriques cohérentes n’existaient pas encore et que l’action humaine était guidée par la tradition orale, qui traduisait et interprétait les enseignements de Jésus, l’éthique qui régnait dans les premières communautés chrétiennes contemplait les attitudes qui s’approchaient le plus des paroles et des actions du Maître Jésus. Le paradigme de l’Amour fondait l’ethos chrétien.
Cependant, dès le premier siècle, des écrits ont commencé à apparaître, qui plus tard ont été appelés le Nouveau ou Second Testament, dans la composition des Écritures sacrées. Ces écrits, qui apportent les quatre Évangiles, les Actes des Apôtres et les Lettres, envoyées aux communautés chrétiennes par Paul et d’autres apôtres, sont considérés comme Révélation et, pour cette raison, fondamentaux et paradigmatiques pour toute l’éthique qui se dit chrétienne. Bernhard Häring parle d’un « Paradigme de la Fidélité Créative » dans l’Église apostolique, l’illustrant par des faits décrits surtout dans les Actes des Apôtres, lorsque les disciples de Jésus ont été appelés à résoudre des conflits survenus en raison des différences culturelles entre ceux qui ont adhéré à la foi chrétienne. Certaines ruptures créatives qui défiaient l’Église établie, à ce moment-là, plaçaient les apôtres dans la fidélité à Jésus et à sa proposition évangélique (HÄRING, 1979, p. 36).
Cependant, d’autres textes ont émergé entre les Ier et IVe siècles. Parmi eux, la Didachè, les évangiles dits apocryphes et les homélies et écrits des Pères de l’Église se démarquent. Tous ces écrits contenaient des enseignements pratiques qui indiquaient comment les chrétiens devaient être et agir. On peut dire que le paradigme, le modèle ou le fondement, dans ce contexte, était également celui de la fidélité créative à Jésus et aux valeurs du Royaume qu’il a annoncé, bien qu’une certaine influence du monde hellénique commence déjà à apparaître ici dans l’élaboration des textes dédiés à l’exhortation des chrétiens.
Des philosophes tels que Platon et Aristote ont été fondamentaux pour une synthèse entre le christianisme et la philosophie grecque et pour l’introduction d’un nouveau paradigme qui a soutenu l’éthique théologique. Saint Augustin, du IVe siècle, considéré comme le plus grand penseur de l’antiquité chrétienne latine, a ses écrits fortement marqués par la synthèse faite à partir de la rencontre du christianisme avec le platonisme. Saint Thomas d’Aquin, déjà au XIIIe siècle, utilise les catégories aristotéliciennes dans l’explication de sa théologie.
Le théologien José Roque Junges (2004) propose une réflexion sur les paradigmes de la pensée qui peuvent aider à penser leur impact dans la formulation de paradigmes éthiques. Selon lui, l’histoire de la pensée occidentale peut être vue et étudiée à partir de trois paradigmes : le « paradigme de l’être », le « paradigme de la conscience » et le « paradigme du langage ». Chacun de ces paradigmes se présente comme un cadre référentiel, une logique qui régit la réflexion et la vie, correspondant à un discours éthique.
Suivant sa réflexion, on peut comprendre que le « Paradigme de l’Être », également considéré comme le « paradigme de la nature », est celui qui était présent dans l’Antiquité et au Moyen Âge, et qui a pour science de fond la métaphysique. Son « objectif de base est l’explicitation de l’être de toutes choses » et, pour cela, il cherche une approche de la nature des choses. Ce paradigme a la prétention, en réalité, de « capturer ce qui est permanent dans l’apparence éphémère de la réalité et de clarifier quel est le principe explicatif ou l’essence qui sert de soutien à l’existence des choses » (JUNGES, 2004, p. 11).
L’antiquité chrétienne, comme on le sait, a subi une forte influence du paradigme platonicien, qui peut être considéré comme idéaliste ou essentialiste, car il mise sur un monde où les idées existent en soi et par elles-mêmes et sont considérées comme des réalités universelles, éternelles et immuables. Ce sont ces idées qui soutiennent, comme modèle, l’existence des choses dans le monde sensible, auquel l’être humain participe. L’éthique chrétienne, qui se dessine sous ce paradigme, surtout à partir des écrits de Saint Augustin, notoirement platonicien, est une éthique idéaliste, qui méprise le monde réel, est dualiste, car elle considère l’être humain fracturé sous l’optique de l’opposition/exclusion entre corps et âme, et pessimiste en ce qui concerne cet être humain et son histoire, car dans la participation au monde sensible, il n’est qu’une copie imparfaite de ce qu’il devrait être et donc il ne parvient pas à réaliser le bien qu’il désire.
Au Moyen Âge, surtout dans le contexte scolastique, l’influence est d’Aristote. Le paradigme aristotélicien est empiriste et réaliste, car il a pour base la réalité du monde habité. Thomas d’Aquin reprend l’aristotélisme, qui présente la loi naturelle comme celle qui définit l’être humain, lequel, dans son essence, est un être rationnel. Ainsi, la raison droite se consacre à découvrir et à expliciter les inclinations de la nature humaine, qui tend à chercher le bonheur. Ce bonheur ne peut être trouvé que dans la pratique du bien agir, qui ne se produit que si l’action est vertueuse. Ainsi, « la morale, dans ce paradigme, est essentiellement une morale de contenus qui conduisent au bonheur et sont découverts par la raison droite, explicités dans l’ethos et intériorisés par la vertu » (JUNGES, 2004, p. 11).
Marciano Vidal, dans son intention de reconstituer et de classer les modèles de l’éthique théologique, parle de quatre époques, pensées à partir de quelques points névralgiques qui, selon lui, offrent une base pour la construction des modèles moraux. Ce sont elles : la patristique, la médiévale, configurée, surtout, par la praxis pénitentielle, celle du renouveau thomiste et celle de la casuistique, cette étape étant déjà présente aux temps modernes, commençant au Concile de Trente et se terminant au Concile Vatican II (VIDAL, 1986, p. 99).
Avec Junges, on peut affirmer que le paradigme traditionnel, ici présenté comme le « Paradigme de l’Être », ne répond plus aux nouveaux défis posés par le sujet moderne, marqué par la perspective historique, et que ses présupposés obéissaient à un mode de pensée dépassé et incompréhensible aux hommes et aux femmes de l’époque où il est apparu.
Dans la même direction, Marciano Vidal parle de « fondations insuffisantes de l’éthique chrétienne », qui ont généré « des formes incorrectes de vécu moral » (VIDAL, 1986, p. 179). Il présente en deux groupes les modèles qu’il qualifie d’incorrects ou d’insuffisants, avec lesquels l’éthique chrétienne a été formulée et vécue : les modèles basés sur l’hétéronomie et les modèles basés sur la nature humaine normative.
Vidal décrit ainsi les modèles éthiques basés sur l’hétéronomie : ce sont des modèles moraux basés sur la « prohibition », sur le tabou (fondation magico-tabou) ; sur le mythe (avec une fondation mythico-ritualiste) ; sur l’« obligation extrinsèque » (de caractère volontariste, qui met en avant deux formes médiatrices de la morale : le volontarisme nominaliste et le casuisme) ; sur l’« établi » (fondation dans le positivisme sociologique) et sur l’« utilité » (fondation utilitariste).
Toujours selon Vidal, les modèles éthiques basés sur la « nature humaine normative » sont ceux de caractère ontologique-abstrait, basés sur l’idée de « loi naturelle », et ceux d’inspiration physique-biologique, basés sur l’idée d’« ordre naturel » (VIDAL, 1986, p. 180-197).
Bernhard Häring signale également l’insuffisance de ce paradigme « traditionnel ». Selon lui, une théologie morale de ce type (de tendance légaliste et orientée vers la résolution de cas au confessionnal), qui a fini par produire des systèmes moraux comme le tuciorisme, le rigorisme, le probabiliorisme, le probabilisme et le laxisme, « ne pouvait plus favoriser les exemples de discipleship, de cette justice qui provient de l’action justificatrice de Dieu et de la réponse d’amour à son appel, pour que la personne devienne de plus en plus l’image et la ressemblance de sa propre miséricorde » (HÄRING, 1979, p. 50-51).
On peut donc dire qu’il y a un certain consensus parmi les théologiens moralistes selon lequel le paradigme métaphysique ne répondait plus aux questions posées par la modernité et qu’un nouveau paradigme qui soutiendrait l’éthique chrétienne devait être trouvé.
2 Paradigme indiqué par le Concile Vatican II
Revenant à Junges, nous allons vérifier le second paradigme de la pensée morale proposé par sa lecture, celui de la « Conscience ou du sujet ». Ce paradigme se consolide en fonction du changement d’époque qui finit par séparer le temps antérieur d’un nouveau temps, appelé par les auteurs la Modernité. À cette époque, la tournure anthropocentrique a amené le sujet au centre de toutes les réflexions et de l’élaboration de la compréhension du monde et des valeurs. Ce n’est plus Dieu, ni le cosmos, mais l’être humain, qui est désormais considéré comme le principal acteur d’un monde à ordonner, à manipuler et à construire.
Ainsi, « la critique de la connaissance occupe la place de la métaphysique comme science maîtresse. La seule connaissance vraie acceptable par la critique est celle acquise par la méthode de la science », qui, il ne faut pas s’en étonner, est faite par le sujet pensant (JUNGES, 2004, p. 12).
La modernité a donc signifié la surmonter du paradigme de l’hétéronomie et de la détermination de la nature et a apporté l’introduction du contrat social, basé non plus sur une loi universelle, mais sur la « loi constituée par la volonté générale ». La loi, ainsi, n’est plus le résultat d’une imposition hétéronome, mais de l’acceptation autonome des consciences qui pensent et décident par elles-mêmes. L’action morale considérée comme bonne est celle qui correspond à l’évaluation positive des consciences autonomes qui l’ont ainsi décidée. Selon Junges, nous sommes devant une « éthique de la conscience autonome comme base pour l’obligation de la loi » (JUNGES, 2004, p. 12).
Dans le cadre catholique, le Concile Vatican II a été le principal responsable de l’introduction de ce mode d’être et de penser dans la réflexion éthique. Il comprend le changement d’époque qui aboutit à la modernité et place l’écoute des « signes des temps » comme méthode indispensable pour faire de la théologie et vivre la foi. Ainsi, à partir de l’observation de nouveaux temps et de nouvelles coutumes, l’éthique théologique a dû être repensée, loin des présupposés métaphysiques, du légalisme, du juridisme, du rigorisme et de la casuistique.
Il est important de se rappeler que, même avant le Concile, les intuitions qui y ont été exprimées étaient déjà présentes et ont été affirmées par de grands théologiens. À titre d’exemple, nous pouvons citer les théologiens jésuites qui, selon Häring, « percevaient, avec une grande perspicacité, qu’un trop grand nombre de lois et de sanctions étouffaient la liberté et la créativité des fidèles ». Aussi, saint Alphonse de Liguori, poursuit le grand théologien moraliste de l’époque du Concile, en apportant l’équiprobabilisme comme alternative aux systèmes moraux antérieurs, pointait vers ce qui suit :
quand une conscience droite a une quantité égale ou presque égale de bonnes raisons pour l’utilisation créative de la liberté, visant des besoins présents, elle n’est pas obligée par la loi qui, en elle-même ou dans son application concrète, est douteuse (HÄRING, 1979, p. 53).
Ces intuitions et d’autres, présentées aux XIXe et XXe siècles, associées aux changements civilisationnels, ont donné au Concile la base de ses réflexions et de ses propositions. Dans ce sens, la recommandation conciliaire de « retour aux sources », était un appel à ce que l’éthique théologique ait comme fondement principal l’Écriture Sainte et non plus le Droit. Cela pour que les chrétiens puissent révéler au monde et dans le monde leur adhésion à Jésus-Christ et à sa proposition d’implantation du Royaume d’amour. Dans le Décret Optatam Totius du Concile, on peut trouver cette recommandation :
Mettez un soin particulier à perfectionner la théologie morale, dont l’exposition scientifique, plus nourrie par l’Écriture Sainte, doit révéler la grandeur de la vocation des fidèles en Christ et leur obligation de produire des fruits dans la charité pour la vie du monde (OT 16, notre soulignement).
L’importance de la science et la force de l’autonomie du sujet pensant ont également été reconnues, faisant en sorte que l’éthique chrétienne assume, comme lieu théologique, la conscience individuelle et la réciprocité des consciences. La Constitution pastorale Gaudium et Spes, également du Concile, apporte un paragraphe fondamental pour la compréhension de ce paradigme. En reprenant un petit extrait, on peut percevoir son importance et sa portée :
[…] La conscience est le centre le plus secret et le sanctuaire de l’homme, où il se trouve seul avec Dieu, dont la voix se fait entendre dans l’intimité de son être. Grâce à la conscience, se révèle de manière admirable cette loi qui s’accomplit dans l’amour de Dieu et du prochain. Par la fidélité à la voix de la conscience, les chrétiens sont unis aux autres hommes, dans le devoir de chercher la vérité et de la résoudre dans tant de problèmes moraux qui surgissent dans la vie individuelle et sociale […] (GS 16).
Le Concile provoque alors un examen autocritique des principes directeurs de l’éthique théologique et effectue quelques déplacements : de la perspective « statique à la dynamique, de la théorie à la pratique, de la loi à la conscience » (ORDUÑA; ASPITARTE; BASTERRA, 1980, p. 91). Selon ces auteurs, ce qui se vérifie est une « reconversion à Christ, comme principe entitatif, à l’Écriture Sainte, comme principe primordial de connaissance, et à la Charité, comme principe opératif de la conduite morale ».
Bernhard Häring, prêtre conciliaire, a eu une grande influence dans les réflexions qui se sont déroulées autour de Vatican II et propose, dans ce contexte, pour l’éthique théologique, le « paradigme personnaliste Biblico-Chrétien ». Ce paradigme a la caractéristique de placer au centre de la réflexion éthique la personne de Jésus-Christ, Dieu et homme. Comme l’exprime bien Häring, reprenant Bonhoeffer, « le point de départ de l’éthique chrétienne n’est pas la réalité de notre propre être, ni la réalité des normes et des valeurs. C’est la réalité de Dieu, telle qu’il s’est révélée en Jésus-Christ » (HÄRING, 1979, p. 62). Jésus est le prototype de ce que nous devons être, de la réponse que nous devons donner à Dieu qui nous appelle à la vie. Ses paroles et ses actions doivent guider l’agir de chaque personne dans l’espace qu’elle habite et dans le temps où elle vit. Ainsi, pour ce paradigme, l’anthropocentrisme tourne autour de Jésus de Nazareth, l’homme exemplaire, la révélation de l’humanité en plénitude.
Il est également important de se souvenir que le paradigme personnel du XXe siècle a été inspiré par Thomas d’Aquin, qui a une réflexion importante sur la notion de personne. Comme il conçoit la nature humaine comme rationnelle et affirme que chaque individu est une personne, sa pensée permet de considérer l’être humain comme un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, éthique et libre, capable de distinguer le bien du mal et de décider de la direction de sa vie.
Ainsi, le personalisme proposé par Häring met en lumière quatre mots indispensables : liberté, fidélité, responsabilité et créativité.
À partir de ces mots, l’auteur propose quelques passages importants qui se sont produits dans ce changement de paradigme, comme par exemple : de l’élection comme prestige à l’appel à être signe ; de l’idolâtrie à la fidélité à la vérité ; de l’esclavage des normes à la liberté de la Loi de l’amour ; de l’obéissance aveugle à la responsabilité créative ; du casuisme légaliste à la moralité de l’Alliance et des Béatitudes (MILLEN, 2005, p. 135-188).
De nombreuses thèses de doctorat ont été rédigées et de nombreux ouvrages ont été écrits à partir de la pensée de Häring, qui a travaillé sans relâche pour que ce nouveau paradigme éthique, attentif aux besoins des temps nouveaux et, en même temps, attentif aux racines chrétiennes les plus originaires, puisse être mis en œuvre.
Malgré le changement nécessaire et fructueux qu’il apporte, le paradigme personnaliste, qui a donné lieu à la soi-disant Morale Renouvelée, a été considéré, par certains théologiens, comme insuffisant (VIDAL, 1986, p. 200). Roque Junges préfère parler de lacunes et non d’insuffisances. Selon lui, la Morale Renouvelée, fondée sur une éthique personaliste,
présente une vision naïve et simpliste de la société moderne, ne tenant pas compte du conflit et de l’injustice, ne prenant pas en compte la complexité de la réalité actuelle. Elle se caractérise également par une conception optimiste du monde, oubliant la réalité du mal et du péché et méconnaissant les dynamiques culturelles qui animent les processus sociaux et politiques […] elle ne parvient pas à saisir la complexité de l’action humaine contextualisée. […] Elle part d’un être humain hors de son contexte socioculturel. Elle n’a pas de perspective sociale qui pense sur la base des majorités marginalisées. Les oreilles ne sont pas ouvertes au cri des pauvres qui devient toujours plus assourdissant. Pour cette raison, elle ne parvient pas à saisir la complexité de l’action humaine contextualisée (JUNGES, 2005, p. 21).
En raison de ces critiques et du signalement des lacunes et des insuffisances, d’autres modes de faire de la théologie sont apparus, dans certains contextes, notamment là où les inégalités et les injustices ont produit des pauvretés et des souffrances éthiquement inacceptables, d’autres courants théologiques, comme par exemple la Théologie du Peuple et la Théologie de la Libération, générées en Amérique latine, la Théologie Féministe et les questions de genre, l’Écoteologie, entre autres. Ces modèles théologiques apportent une méthodologie fondée sur le voir, juger et agir, qui aide beaucoup à comprendre l’ethos des peuples et la dynamique de la vie qui soutient les projets sociaux et politiques. Ainsi, ils ont influencé la réflexion éthique et la morale à vivre, mais, pour des raisons à revisiter, ils n’ont pas été bien compris par certains et dans certains contextes, ils ont même été rejetés. Il est possible de dire qu’ils sont également des fruits de la réflexion conciliaire, plus souterraine, moins médiatisée et vécue, et qu’ils s’insèrent dans le troisième paradigme de l’éthique théologique dans le monde catholique, appelé par Roque Junges le « de la Langue ou de l’Intersubjectivité ».
3 Paradigme de l’intersubjectivité
Ce paradigme introduit la perspective intersubjective et rompt donc avec la tendance anthropocentrique et individualiste du paradigme précédent. La langue, comme moyen d’expression de nos expériences, devient un mécanisme de base pour l’établissement de relations interpersonnelles. Ainsi, la communication par le langage, fondée entre des sujets qui réfléchissent, devient l’axe autour duquel se construit la pensée. Jürgen Habermas est l’un des auteurs qui corroborent ce paradigme. Il apporte une Éthique du Discours, dont l’axe est la Théorie de l’Action Communicative. Cette théorie propose que l’on choisisse des valeurs et que l’on cherche la vérité à partir d’une logique rationnelle intersubjective qui travaille avec l’hypothèse qu’il existe des normes rationnellement validables (HABERMAS, 2012). « La vérité devient alors le fruit d’un consensus construit par la communauté de communication où tous ont a priori accès à la parole » (JUNGES, 2005, p. 13). Dans ce contexte, des consensus, qui peuvent être minimes ou même provisoires, sont recherchés et acceptés et se présentent comme nécessaires à la vie.
Il ne faut pas oublier ici non plus la contribution de Lévinas, qui apporte à la réflexion la question de l’altérité. Sa pensée est organisée autour d’une éthique dialogique, qui s’oppose au paradigme purement personnaliste, qui est monologique, autocentré. Pour Lévinas, lorsque l’autre est perçu comme Altérité, il devient source des grandes expériences de vie et base authentique de l’éthique. Ainsi, l’éthique, à l’horizon de l’altérité, n’est plus pensée en fonction du protagonisme du sujet pensant, mais de sa relation avec un autre, avec un visage qui convoque, qui demande une réponse (LEVINAS, 2008).
Malgré l’importance et l’actualité de ce paradigme, qui place au centre l’intersubjectivité, on peut percevoir que la contemporanéité vit un moment unique, marqué par une crise de sens qui suscite un autre changement d’époque. Ce changement se réalise pleinement, n’est pas encore achevé et est provisoirement nommé par certains de postmodernité ou de modernité tardive. Nous sommes en pleine crise civilisationnelle. Les transformations observées au cours des soixante dernières années correspondent à une véritable révolution de la connaissance et de son applicabilité, avec des perspectives inédites encore à mettre en œuvre.
Nous vivons aujourd’hui, entre autres, une crise de la raison qui touche la science, la conception de la connaissance et du monde. La constatation de la complexité de toutes choses a exigé que l’on travaille à partir de spécialisations qui, par la réduction, ont séparé pour mieux connaître et, de ce fait, ont apporté une vision simplificatrice de la réalité et une dilution du tout. La vision d’ensemble s’est raréfiée et les relations qui s’établissent entre les différents éléments qui composent la réalité sont devenues obscures. Ainsi, la fragilité de la pensée fragmentée, la méfiance à l’égard des systèmes établis, la fatigue, l’apathie, la désillusion et la sensation de non-appartenance et d’impuissance face à la vie sont des sentiments généralisés qui commencent à façonner un nouvel ethos, qui réclame une nouvelle éthique.
La contemporanéité a été décrite par de nombreux auteurs à travers des métaphores et des expressions qui représentent le vécu. Parmi d’autres, nous avons celle du « monde liquide » (BAUMAN, 2001), de la « société de la fatigue » (HAN, 2017), du « monde de la post-vérité », du « post-humain ». Ces métaphores et expressions suggèrent la nécessité de nouveaux paradigmes pour penser la vie et l’agir. Peut-être que ce qui pourrait faire justice à ce temps encore incompris, c’est le « Paradigme de la Complexité », apporté par Edgar Morin. Les défis de ce modèle de pensée sont bien explicités dans son livre Science avec conscience (MORIN, 2005) et synthétisés par Roque Junges (JUNGES, 2005, p. 22-23).
Ce paradigme place l’être humain face à un monde pluriel, non compréhensible à travers un seul axe de pensée. Il le place face à l’imprévisible, au chemin qui doit être fait en marchant et non à celui donné à l’avance ; il le place face à lui-même et à son impuissance et à sa vulnérabilité ; il le place face à la constatation d’un monde interconnecté, et, pour cette raison, c’est peut-être ce paradigme que l’Éthique Théologique doit assumer.
4 Paradigme pour un nouveau changement d’époque
Proposer un nouveau paradigme éthique en un temps aussi complexe n’est pas une tâche facile, mais quelques apports peuvent être utiles pour que peu à peu on puisse sortir de cette situation chaotique vers un temps où le compliqué puisse être harmonisé et la vie se présente plus heureuse.
Suivant Junges,
La complexité actuelle du contexte socioculturel et de l’action des individus exige un nouveau paradigme de compréhension de l’éthique théologique elle-même, si le message chrétien veut continuer à avoir une incidence dans la vie quotidienne des gens et dans la réalité sociale. Le paradigme de la complexité organise la connaissance dans de nouveaux moules plus adéquats pour comprendre des situations complexes, fruits de relations inter/rétroactives multivariées. Il aide à surmonter une vision manichéenne qui ne sait pas prendre en compte cette variété d’éléments et de dimensions, englobant le désordre dans l’ordre, le déséquilibre dans l’équilibre. L’éthique théologique a besoin d’un choc épistémologique (JUNGES, 2005, p. 27).
Ce choc épistémologique peut aider à revisiter la nouveauté du christianisme lui-même, qui, déformé par des interprétations erronées et par des ajouts inappropriés, a servi et continue de servir à justifier des modèles éthiques qui ne peuvent plus répondre aux questions d’aujourd’hui.
Ainsi, proposer un paradigme éthique pour ce temps complexe et changeant est nécessaire et le « Paradigme du Soin » peut être une mise plausible. Ce paradigme, explicité par Leonardo Boff dans le livre Savoir prendre soin. Éthique de l’humain – compassion pour la terre, permet la saisie de la complexité de l’être humain, comme être vivant en relation avec tous les autres êtres créés. Il permet également la reconnaissance de la complexité de l’action humaine, tenant compte des circonstances existentielles et de la connexion entre tout ce qui existe, et permet encore la construction d’un chemin éthique qui contemple le retour à la Loi de l’amour, proposée là au début par Jésus de Nazareth. Le paradigme du soin apporte comme axe la coresponsabilité tendre et soigneuse pour la vie de tous et de toutes et pour toute la vie qui existe, dans la dynamique de la paraclysie, qui se fonde sur l’Esprit qui soigne, console, soutient, inspire et nous conduit à espérer.
Dans un monde désagrégé et désorienté par de nombreuses guerres et polarisations, par l’indifférence qui blesse, par la compétition qui exclut l’autre, par la déprédation de la maison qui est commune à tous et qui constitue la seule possibilité de survie pour l’espèce humaine et pour toute la création, plus que jamais la coresponsabilité solidaire et la fraternité universelles sont urgentes. Ainsi, l’éthique chrétienne ne se configure plus comme celle qui doit garantir certaines conduites dictées par des règles fixées depuis toujours, mais comme celle capable de chercher l’expérience de l’amour, réinventé et recréé de nouveau, à chaque fois. C’est l’amour qui permet le sentiment de fraternité universelle, proposé par François d’Assise et par François de Rome.
Le pape François dit ainsi :
Fratelli tutti : écrivait saint François d’Assise, s’adressant à ses frères et sœurs pour leur proposer une forme de vie au goût d’Évangile. De ces conseils, je veux souligner l’invitation à un amour qui dépasse les barrières de la géographie et de l’espace ; en elle déclare heureux celui qui aime l’autre, « son frère, autant quand il est loin, comme quand il est près de lui ». Avec peu de mots et simples, il a expliqué l’essentiel d’une fraternité ouverte, qui permet de reconnaître, d’apprécier et d’aimer toutes les personnes, quelle que soit leur proximité physique, le point de la terre où chacun est né ou habite (FT 1).
L’amour est attentionné, n’accepte pas la violence et est un chemin sûr pour la guérison et la paix. C’est donc un paradigme thérapeutique, si nécessaire à un monde malade et faible dans l’espoir, à un monde qui traverse des turbulences et génère des personnes malades et désolées. Boff dit que la catégorie « soin » est un mode d’être qui montre comment fonctionne bien l’être humain en tant que tel, contrairement aux machines. Et ce mode ne vient pas de la raison, des structures de compréhension, mais du sentiment, de la capacité de tendresse, de compassion, d’empathie, de dévouement, de communion avec le différent (BOFF, 1999, 2010).
Peut-être n’était-il pas important de penser maintenant aux paradigmes de la pensée, bien qu’ils aient leur place et aient été extrêmement utiles pour orienter ce qui a été vécu jusqu’ici, mais de penser et d’assumer les paradigmes du cœur, des paradigmes qui ont pour axe non le logos, mais le pathos, le sentiment cordial qui nous constitue humains.
Le « paradigme du soin » nous permet de regarder diverses situations du temps présent qui réclament des solutions plus justes. L’une d’elles est l’urgence de la reprise d’une éthique écologique qui récupère les valeurs nécessaires à la réhabilitation de la maison commune, de la mère terre, si usée et dépréciée par le consumérisme et par la cupidité sans limites. La planète terre est épuisée et montre des signes qu’elle ne supporte plus d’être spoliée. La conscience que ses ressources ne sont pas infinies n’est pas encore une acquisition de tous, c’est pourquoi l’éducation environnementale doit être assumée pour aider à la croissance de la conscience du bien commun, de la solidarité, de la responsabilité de chacun et de tous pour tout ce qui concerne la préservation de la vie sur terre. Le pape François va plus loin. Il nous propose une écologie intégrale, celle qui assume le soin de tout ce qui est fragile, celle qui regarde les besoins de la terre, mais aussi ceux de tous ceux qui l’habitent. Il nous appelle à trouver des solutions non seulement techniques, rationnelles, mais celles qui contemplent les changements qui doivent se produire chez l’être humain, des changements de mentalité, des changements d’habitudes, des changements dans la logique du vivre. Il est nécessaire d’un processus éducatif qui nous y mène. Un petit extrait de son Encyclique Laudato si nous aide :
L’éducation environnementale a élargi ses objectifs. Si, au début, elle était très centrée sur l’information scientifique et la sensibilisation et la prévention des risques environnementaux, elle tend maintenant à inclure une critique des « mythes » de la modernité basés sur la raison instrumentale (individualisme, progrès illimité, concurrence, consumérisme, marché sans règles) et tend également à récupérer les différents niveaux d’équilibre écologique : l’intérieur avec soi-même, le solidaire avec les autres, le naturel avec tous les êtres vivants, le spirituel avec Dieu. L’éducation environnementale devrait nous prédisposer à faire ce saut vers le Mystère, dont une éthique écologique reçoit son sens le plus profond. De plus, il y a des éducateurs capables de réorganiser les itinéraires pédagogiques d’une éthique écologique, de manière à aider efficacement à grandir dans la solidarité, la responsabilité et le soin fondé sur la compassion (LS 210)
Ainsi peut-on dire que le « paradigme du soin » indique cette nouvelle logique, pour une éthique élargie, qui contemple d’autres sujets et permet un mode nouveau d’être dans le monde face aux autres humains, face à la nature et face à Dieu, en rêvant à un monde modifié, plus accueillant et plus sain.
Une autre situation de notre temps, qui ne peut être négligée, est le passage de l’ère analogique à l’ère numérique, un passage encore non assimilé dans ses conséquences tant positives que négatives. La technologie numérique nous a déplacés vers un autre univers de connaissance, qui amène la machine « intelligente » au centre de la réflexion. Cela exige une redéfinition de la place de l’être humain dans le monde actuel. Paolo Benanti nous dit que l’être humain ne se transforme pas, mais ce qui change, c’est la façon dont l’être humain se voit et se décrit et qu’il est encore nécessaire d’établir une différence entre la machine, qui fonctionne et l’être humain, qui existe. Ce n’est pas peu. Il dit :
Nous sommes appelés à nous interroger sur la manière de nous servir de la machine pour que l’humain soit de plus en plus humain, pour que le soin de l’autre, surtout du dernier, du fragile et du faible, se produise de la meilleure manière possible et pour que le bien, recherché avec une libre détermination, soit vrai (BENANTI, 2000).
Face à cet horizon, nous sommes appelés à récupérer le sens profond de notre existence en tant que sujets éthiques, êtres humains conscients du bien et du mal et capables de choisir le bien. Les mots qui apparaissent lorsque l’on joint éthique et monde numérique sont : dignité humaine, justice équitable, responsabilité, transparence, inclusion, sécurité et solidarité. Le « Paradigme du Soin » peut rendre compte de cette tâche. Le soin de ce qui existe dans un monde où ce qui vaut est ce qui fonctionne devient de plus en plus nécessaire.
Considérations finales
Devant ce qui a été exposé, il n’est pas possible d’élaborer une conclusion. Tout est ouvert, tout peut être repensé, à partir d’une « culture de la rencontre », du dialogue entre humains qui se traitent non comme associés, mais comme frères, respectant les différences et renonçant à comprendre de manière fixiste et monolithique la réalité donnée. L’invitation qui reste est que la réflexion continue, sans laisser perdre le fondement de la proposition initiale faite par Jésus de Nazareth et que la crise actuelle puisse être un moment propice à la croissance et à la maturation dans la recherche de chemins qui indiquent des sorties prometteuses et, peut-être, d’autres paradigmes éthiques qui rendent compte de nouvelles réalités encore non comprises et intégrées. L’espoir ne peut pas faiblir et laisser le pessimisme dominer ce moment. Elle doit être le ressort principal pour soutenir l’éthique chrétienne afin que le soin, qui naît de l’amour, ne dépérisse pas ou ne soit pas relégué au second plan dans un monde qui privilégie la fonctionnalité et l’efficacité.
Maria Inês de Castro Millen (Centre d’Études Supérieures, Juiz de Fora). Texte soumis le 25/08/2022 ; approuvé le 30/10/2022 ; posté le 30/12/2022. Original en portugais
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